(Article initialement paru dans le cahier Livres & idées de La Croix du jeudi 4 mai 2023)
Œuvres poétiques
d’Yves Bonnefoy
Édition établie par Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot.
La Pléiade, Gallimard, 1808 p., 79 €
L’entrée dans la pléiade de la poésie d’Yves Bonnefoy, neuf ans après celle de Philippe Jaccottet, autre géant contemporain de la poésie française, ravira ses très nombreux lecteurs. Mais elle porte le risque d’un malentendu : celui de sanctuariser une parole qui n’a justement cessé de se définir contre un usage du langage épuisant le mouvement du réel à force de vouloir le fixer.
Nourrie par la fréquentation intime des classiques, d’Homère à Rimbaud, des traductions et de nombreux essais critiques sur la littérature ou les beaux-arts de son auteur, cette poésie part souvent de l’ombre pour remonter à sa source de lumière, et peut impressionner. Mais il suffit de lire quelques pages des récits autobiographiques que sont L’Arrière-pays ou L’Écharpe rouge, de plonger dans les observations des Récits en rêve ou de suivre son élaboration retracée dans l’avant-propos et la belle introduction placées en tête de ce volume pour entrer immédiatement en amitié avec l’œuvre de cet homme qui prit « terriblement au sérieux » une dédicace de sa tante sur une anthologie de poèmes pour la jeunesse offerte pour ses huit ans : « À mon cher filleul, futur poète. »
Avant sa disparition en 2016, Yves Bonnefoy prit soin d’élaborer minutieusement le contenu de cette somme déjà en chantier, à l’exception de notes en marges de l’Arrière-pays, retrouvées ultérieurement par sa fille. C’est lui qui décida de faire alterner chronologiquement textes en proses et essais mêlés à ses recueils, sans oublier un choix conséquent de ses traductions fameuses de Shakespeare, W.B Yeats, Keats, Pétrarque ou d’Emily Dickinson.
L’alternance des formes dans cette dynamique retrouvée donne la sensation d’entrer dans l’atelier du poète. Mieux, de se laisser guider en sa compagnie, avec le souvenir de sa voix grave et égale, dans une œuvre réputée exigeante mais qui se décèle dès l’objectif entrevu.
Dans L’Enjeu occidental de la poésie, discours prononcé au Collège de France en 1998 ici reproduit, Bonnefoy expliquait : « La présence (…) est l’enjeu de la poésie : ce qui, à être gagné ou perdu, institue ou défait notre rapport à nous-même. » Pour retrouver cette présence pleine au réel, qu’il nomma aussi « l’indéfait », constamment attaquée par une pensée conceptuelle dévitalisant le sensible et brisant le mouvement de la vie, il préconise cette parole poétique « qui se ressource en nous pour nous remettre au monde dans un rapport immédiat avec les autres êtres ».
Un rapport qu’il n’eut de cesse de le renforcer depuis son premier recueil, Le Cœur-espace, en 1945 aux jalons essentiels que sont Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Dans le leurre du seuil ou Les Planches courbes. Dans Début et fin de la neige, recueil de 1991, un poème, Le Peu d’eau, résume son ambition : « À ce flocon/qui sur ma main se pose, j’ai désir/D’assurer l’éternel / En faisant de ma vie, de ma chaleur, / De mon passé, de ces jours d’à présent, / Un instant simplement : cet instant-ci, sans bornes // Mais déjà il n’est plus / Qu’un peu d’eau, qui se perd / Dans la brume des corps qui vont dans la neige. »
Bonnefoy impose le poème contre les leurres des images trop belles, faisant place à la « rugueuse réalité », au vieillissement, à la finitude. Athée constamment requis par la question du divin, il lutte contre une vision tronquée du réel qu’il tente de rétablir en nous y incluant grâce à l’expérience de l’agapê, cet amour inconditionnel qui ne se laisse saisir.
Il est ce poète veillant « Dans le langage, noir » afin de trouver la lueur du mot qui nous retisserait. Risque de sclérose écarté, son ultime vers, publié dans Ensemble encore en 2016, nous invite à reprendre ce fil, liberté et mystère intacts : « Vais-je tenter de déchiffrer ces phrases ? / Non, elles me sont plus, à se défaire. / Je rêve que la nuit est un jour qui se lève. »
Stéphane Bataillon