Alors que minutieusement je taille les carottes
et que les épluchures chutent
oblongues et légères dans l’évier
j’entends ma voix faire écho à celle de Joe Dassin
qui chante depuis le salon
souviens-toi on avait suivi
le chemin des amoureux
j’entonne avec lui
tandis que mon corps rejoint celui de ma mère
peut-être trente ans ou quarante ans plus tôt
carottes et mandoline au-dessus d’un évier
et ce même Joe Dassin
debout dans le salon de mon enfance
et mes rêves d’avenir
loin des carottes, loin de ma mère
c’était il était une fois nous deux
et va savoir pourquoi brusquement
les carottes me font pleurer
et submergée je ne sais plus
si vraiment c’est moi qui chante
et si vraiment j’épluche des carottes
ni quel drame
vient de me traverser
et que vite fait j’essuie
de mon visage
tandis que tu demandes du haut de l’escalier
maman, c’est quand qu’on mange ?
Ma voix reprend alors sa voix
mon corps se ressaisit
et gentiment, j’explique à Joe
que nous allons passer à table
lui et l’enfant qu’autrefois il a connu.
Isabelle Bonat-Luciani
Sans rancune, Aérolithe éditions, 32 p., 7 €
Écoutez ce poème (lecture Stéphane Bataillon) :
C’est un tout petit recueil, qui tient dans la paume, que l’on pourrait cacher en refermant la main, comme un enfant qui voudrait soustraire à la vue des plus grands le bonbon dérobé. Ce sont des poèmes d’adultes, avec la vie, bien ou mal fichue selon les jours. Sans rien d’extraordinaire. Mais avec les résonances d’un passé que l’on porte, qui persistent, dans les chansons de Madonna ou de Bashung quand « La nuit je mens » ; avec la tête de Michel Piccoli à la télé ; avec des « Livres dont vous êtes le héros » et avec le souvenir d’une petite fille des gestes de sa mère. Des images de l’enfance de la poète, née en 1974, légères et piquantes, qui rappellent l’ambiance de la bande dessinée Les Frustrés de Claire Bretécher. Un air de liberté, à fredonner sans fin pour, un jour, en transmettre quelque chose. Pour d’autres bonbons volés.
Stéphane Bataillon
Retrouvez ce poème dans La Croix L’Hebdo n°138