Voilà. C’est fait : je suis devenu une rivière.
Ce sera une grande aventure jusqu’à la mer
quel nom me donnera-t-on sur les cartes ?
d’où vient ce cours d’eau inconnu ?
quel ciel reflète-t-il dans ses flots ?
quelle joie, quelle faim, quelle douleur ?
Pardonnez-moi messieurs les géographes
je n’ai pas fait exprès
j’aimais voir couler l’eau
sur toutes les soifs
il y a tant d’assoiffés dans le monde
pour eux me voici changé en rivière.
Je n’aimais pas voir couler les larmes
étant rivière je pourrai qui sait ?
couler à leur place.
Je n’aimais pas voir verser le sang
étant rivière je pourrai
être versé à sa place.
Mon destin est peut-être d’emporter
à la mer toutes les peines !
René Depestre
Journal d’un animal marin. Choix de poèmes 1956-1990, Poésie/Gallimard, 144 p., 7,20 €
« L’état de poésie s’épanouit à des années-lumière des états de siège et d’alerte. (…) L’état poétique est le seul promontoire connu d’où par n’importe quel temps du jour ou de la nuit l’on découvre à l’œil nu la côte nord de la tendresse. » Le choix de poèmes, en collection de poche, du grand poète haïtien René Depestre, s’ouvrant par ces mots, vient à point nommer. Il démontre à chaque vers l’importance de prendre soin des mots afin que leur portée puisse rejoindre les hommes. Ceux d’ici et de là-bas, ceux qui connaissent l’exil. Rejoindre et tendre à réduire les distances autour d’une langue partagée. Une langue qui, comme la rivière, peut s’immiscer au plus profond de nos terres pour les ressourcer. Toujours engagés « pour l’homme entêté de racines et de justice », les poèmes de Depestre font la proposition, au-delà de toutes nos failles, d’un monde à réenchanter par l’échange des paroles : « La poésie est donc notre herbe à tous les maux, notre chère herbe à prodigues. »
Stéphane Bataillon
(Initialement paru dans La Croix l’hebdo n°240 du 5 juillet 2024)