UPPLR #203 : Pour l’étranger, par Marina Tsvetaeva

Tes étendards ne sont pas les miens,
Nos têtes vont — séparées,
Je ne tromperai pas, dans l’eau du serpent,
L’Esprit-Colombe.

Je ne me jetterai pas dans la ronde rouge,
Autour du grand arbre de mai. Pour moi,
Les portes du paradis sont plus hautes
Que toutes celles de la terre.

Tes victoires ne sont pas les miennes
J’en ai rêvé d’autres : nous sommes
Non pas aux extrémités de la terre,
Mais sur deux lointaines constellations !

Partisans sur deux étoiles séparées —
Dès lors, qu’allais-je faire ?
D’une main téméraire
Jeter un pont ?

J’ai un trésor plus précieux
Que mes icônes.
Écoute ! Il existe une loi
Plus forte que tout autre.

Devant elle les coins s’arrondissent,
Rubis, Saphirs se ternissent :
C’est la loi de la main tendue,
De l’âme grande ouverte.

Et sache, qu’à l’heure du jugement
Une même mesure nous servira :
Tous deux nous irons au paradis
Auquel je crois…

Moscou, 28 novembre 1920.

Marina Tsvetaeva

Poèmes de Russie (1912-1920), traduit du russe par Véronique Lossky, Syrtes poche, 2 volumes sous coffret, 512 et 576 p. 28 €

Une main tendue vers l’autre. Un autre du camp d’en face. Un poète, Anatoli Lounatcharski, révolutionnaire marxiste devenu ministre de l’éducation du gouvernement provisoire de 1917 à 1929. Marina Tsvetaeva, la grande voix féminine de la poésie russe du XXe siècle, l’a connu personnellement. Elle qui est restée fidèle à l’armée blanche contre-révolutionnaire et loyale à la famille impériale, dans laquelle officie son mari Sergueï Efron, lui dédie ce poème dans son brouillon. On y retrouve ce lyrisme passionné, marque de la poétesse, n’hésitant pas à balayer les rythmes classiques des vers pour mieux porter sa parole. Qu’elle parle d’amour ou de mort, Tsvetaeva mêle comme personne le « je » autobiographique avec les références mythiques ou folkloriques tirées des livres et de ses nombreux voyages. Cette élégante et pratique édition de poche de ses poèmes écrits avant son départ de Moscou pour retrouver son mari dans le Berlin russe, donne à lire les premiers poèmes de la maturité, de ses 20 à 23 ans. Des vers où la voix s’affirme et s’exclame souvent pour ne pas se résoudre à un réel toujours plus décevant, gestes de simple humanité compris, que ses rêves d’infini.

Stéphane Bataillon

(Article initialement paru dans La Croix l’hebdo n°203 du 13 octobre 2023.)