J’ai vu de loin l’or de ses reins. Il disparaissait sous la mangrove. Je me penche au-dessus d’un étang de sel. Le vert des nénuphars m’enlise. Une fraîcheur nue ouvre un œil au milieu de mon front.
Je m’éveille dans le lieu sacré du désir, lieu d’envie et de repentir. Est-ce bien moi qui brise ainsi ma coquille, nais en l’instant
et m’éparpille ? Cet éveil comme d’une vie larvée et frappée
de froideur, et dans ma gorge close se dilatent de telles pensées, de tels silences ?
Ma bouche me parle de celui qui me longe, homme nuage dieu
ou ronce, brin de vent égaré entre mes lèvres ou sourire de mangue
mûre – ma langue claque – qui se glisse dans ma courbe, dans
mes plis, dans mon obscur
en ces lumières de déraison, sa peau brille bleue
on le dit bleu mais je sais qu’il est une nuit de prunes
suie d’éternité sur un ciel sans lune.
Ma vie commence dans le rêve d’un homme bleu
Dans l’enlacement d’un rire de liane
Dans ce regard qui m’incarcère
qui m’insoumise
et une ombre, déjà, se déplie contre mon cœur.
[Extrait d’un texte inspiré par le Gita Govinda, poème en sanskrit écrit au XIIe siècle par Jayadeva, relatant les rencontres amoureuses et sensuelles de Krishna, le « dieu bleu », et une bergère, Radha].
Ananda Devi
Il fait un temps de poème. 80 poètes par temps d’urgence. Anthologie établie par Yvon Le Men, La rumeur libre éditions, 426 p., 20 €
Traductrice, romancière et poète née en 1957 à l’île Maurice de
parents d’origine indienne, Ananda Devi publie depuis ses 19 ans. Ethnologue de formation, elle décortique les identités pour mieux faire entendre le timbre singulier de chaque voix du monde. Dans ses derniers recueils, Ceux du large et Danser sur des braises (Éd. Bruno Doucey) elle tente de dire l’errance, le courage qu’il faut pour partir au large vers une autre terre. Dans Les Hommes qui me parlent, son récit autobiographique publié en 2011 (Gallimard), elle médite sur l’existence, les mots, la solitude et livre, dans Deux malles et une marmite (Project’îles, 2021), ses conseils d’écriture. Ananda Devi est invitée, du 27 au 29 mai, au festival littéraire Étonnants voyageurs de Saint-Malo, dont La Croix L’Hebdo est partenaire. Elle interviendra notamment dans le cadre d’une table ronde « La poésie et la vie »
dimanche 29 mai, à 10 heures.
Stéphane Bataillon
(initialement paru dans La Croix l’hebdo n°183)