Ce matin je suis sorti de la maison
pour rien
le silence nous enveloppe encore tous
et pourtant il fait déjà jour
un peu gris, froid, piquant, un moteur au loin
je prends mon temps, rien ne presse
il ne s’agit que d’aller chercher
du pain
un complet, une baguette paysanne
et puis deux croissants et des pains au chocolat
les enfants préfèrent les pains au chocolat
j’entre chez la boulangère
une vieille dame a ouvert devant elle son porte-monnaie
pour qu’on l’aide à prendre les pièces
des centimes jaunes, ou de cuivre rouge
la boulangère les compte patiemment
tous les dimanches matin
Il faut attendre un peu
la vieille dame qui laisse la jeune femme
compter les pièces
je prendrai deux croissants et quatre pains au chocolat
il y a de la joie dans la main de la jeune femme
si blanche, qu’elle ne semble pas la sienne
mais elle ne le sait pas
et je ne peux le lui dire
nous ne sommes plus à nous
car nous écoutons tous les deux
la clochette de la porte
la vieille dame qui s’éloigne
entre nous deux
a laissé
un rien.
Emmanuel Échivard
Pas de temps, Cheyne, 96 p., 17 €
Agrégé de lettres, enseignant à Reims en khâgne et à Sciences Po, codirecteur de la collection « Grands fonds » des éditions Cheyne, Emmanuel Échivard, né en 1975, signe ici son troisième recueil chez cet éditeur toujours exigeant. Dans Pas de temps, il s’arrête sur les moments inutiles de la vie quotidienne, ceux qui font le lien entre deux événements, entre deux actions, qui nous forcent à attendre. Le feu rouge allumé pour piétons et voitures, la marche pour rejoindre la pharmacie juste après une pluie, l’entrée dans un café où l’on estime les autres… Soudain un regard ou un sourire, dans ces temps suspendus, nous rejoint et donne à ces quelques secondes leur raison d’être, celle de créer des liens inattendus qui tissent nos existences. « Nous faisons parfois le même rêve/au même moment/ sans savoir ce qui/ nous unit. »
Stéphane Bataillon
(Initialement paru dans La Croix l’hebdo n°148)