Faire barrage au bruit et à la fureur du monde.
POÉSIE – Un peu de poésie encore ! C’est toujours un plaisir de lire ou relire le poète Stéphane Bataillon qui appartient à cette génération d’auteurs que l’on pourrait aisément qualifier de « réaliste », s’il n’y avait derrière ce terme une sorte de défiance naturelle chez les poètes, des querelles d’école aussi, avec la question suivante : qu’est-ce que la poésie ? Avec ces interminables et inféconds débats qui polluent l’atmosphère.
Le poète est libre n’est-ce pas d’employer les mots qu’il suppose être les siens, même si parfois il les « vole » à d’autres, un peu comme « le voleur de feu », sans même le savoir pourtant. Car finalement les mots, les mêmes, appartiennent à tout le (ce) monde. C’est presque une évidence ! Et certainement pas une faute. Prière alors de ne pas s’excuser !
Je doute d’ailleurs que Stéphane Bataillon, là où il se situe, dans un habitacle si singulier, cherche lui-même à exprimer des controverses. Et dont les mots qu’il utilise dans ses poèmes, horizontaux ou verticaux souvent brefs, à l’aide d’un vocabulaire pointilleux mais volontairement abordable, ne sont précisément pas une fallacieuse réplique du Réel, mais éprouvent au contraire une dimension moins spectrale du sens révélé – atomisé. La poésie sert à cela, chercher des mots venus d’ailleurs quand bien même ils vivraient (cachés ?) dans votre esprit depuis tout temps comme une présence inopportune, voire factice, handicapante parfois – comme indiquant les chemins de traverse : ceux qu’il faut allègrement emprunter, ou au contraire symboliquement éviter avec la plus grande prudence. La lumière côtoie souvent l’ombre, et c’est à cet endroit que les rivages sont parfois des leurres. Gare au poète qui s’arrime à la terre ferme sans boussole. La perdition peut être au rendez-vous ! Comme une fatalité.
Il y a quelque chose qu’on a du mal à briser. Toute une chose, tout un monde qu’on arrive pas à écrire. Toute une intonation dans notre tête. Qui bloque. Qui se soustrait en s’écriant : mais à quoi bon tout çà, tout çà. Tout le monde le sait déjà. Alors que non. Peut-être pas. Peut-être pas que ces mots-là. Mais d’abord il faut redescendre. Violemment. De son petit piédestal construit de bric et de broc avec du plastique récupéré d’un vieux gadget de Pif. Mais d’abord il faut l’humilité.
Comme un plafond de verre…
Le poète sait donc très consciemment de quoi il en retourne de s’aventurer sur des traces inconnues. Il y a de la violence dans cette échappatoire, c’est inévitable. Une violence même inouïe, qui martèle le crâne comme un subtil avertissement qui étrangement ne tue pas d’emblée. Juste faire souffrir un peu, cela suffit. Comme aussi bien ne jamais franchir la ligne d’arrivée sans avoir au préalable déposé les armes. Le poète s’il veut survivre à sa hantise doit rester humble. C’est l’inévitable condition. Sinon quoi c’est à l’Hadès qu’il devra répondre, face à une mort presque certaine. Mais laquelle ? Cérébrale ? Organique ? Ainsi le poète doit-il pouvoir aussi surseoir à ses vieux démons…
Je sais plus
Je sais plus où marcher
Je sais plus où penser
Je sais plus où rigoler
Je sais plus où m’enfuir
Je sais plus où subir
Je sais plus où ne plus subir
Je sais plus où dormir
Je sais plus où rêver
Déclare-t-il encore, presque désespéré de ne plus savoir comment procéder ( « ne » n’a-t-il pas été radicalement gommé du poème ?) en gardant la tête haute. Le poète étouffe, sa respiration est devenue littéralement impossible. Il cherche son point d’ancrage, mais ne trouve face à lui que le doute. Ne plus savoir où dormir et où rêver, observe la limite de toute aventure humaine qui a brûlé tous ses espoirs d’être « moi ». Et quand bien même la bougie ne serait pas complètement éteinte, il manque une forte respiration susceptible de rendre la vie plus acceptable. Certes le poète ne se sent pas nécessairement vaincu, il dispose encore de quelques clés, en mesure de contourner les obstacles et ouvrir d’autres portes moins dangereuses ou vertigineuses. Il ne sombrera pas c’est certain. Juste que…
Dans son dernier recueil, Contre la nuit, son éditeur Bruno Doucey, lui-même poète, indique, « Changer l’abord du jour qui commence par le poème » : tel est le vœu de Stéphane Bataillon dans ce recueil écrit pour faire barrage au bruit et à la fureur du monde. A la remontée des haines et à l’asservissement de l’homme par la force des algorithmes. A la tyrannie de la vitesse et aux conspirations identitaires ».
« Faire barrage » en effet est un mot d’ordre qui implique, et la conscience individuelle et les moyens d’action. Mais faire barrage aussi, c’est dans une certaine mesure apprendre à se taire, face à un monde qui parait disloqué, hagard, pour ne point dire tout simplement injuste. Le poète, s’il met souvent beaucoup de temps pour apprendre « à parler », comprend dans le même temps que les mots de la dispute dégagent une odeur suintante, aussi imprévisible que persistante. Respirer encore le peu d’air pur, qui ne relève pas de la détresse et de l’asservissement. Faire face aux conspirations qui naissent de toute part. Faire renaitre en quelque sorte sa propre identité solvable. Investir ses propres lieux de mémoire ! Rendre grâce à soi-même, rien que pour soi-même. Mais apprendre à connaître l’Autre (démon), sans se soucier de son approbation. L’Autre est le double du « moi », son improbable mystère. Mais il est là ! Il chante une autre langue, il résiste au trépas…
J’ai l’idée d’un poème
qui changerait l’abord
du jour qui commenceQui te ferait sentir
le rayon de lumière
frappant la feuille tombéeQui te rappellerait
à la suspension de l’air
la beauté qui se cacheDans ce tumulte-là