Entretien avec Caroline Bauer, docteure en sciences économiques et en théologie protestante, chargée de cours à l’Université catholique de Lyon.
Initialement paru dans La Croix l’Hebdo du 03/02/2023
Quel est le rôle du travail dans la Bible ?
Le travail apparaît très tôt dans la Bible, dès les premiers chapitres de la Genèse. En même temps que l’acte de création, l’homme y est posé comme un travailleur. Avec deux aspects contradictoires. Le travail est d’abord une mission qui lui est confiée : collaborer à l’œuvre de la création. On peut l’interpréter comme le « prendre soin », un lieu où peut s’accomplir une mission de bien faire. Mais juste après, ce travail est aussi présenté sous un jour négatif, où l’homme aura à surmonter une épreuve avec une pénibilité forte annoncée : « C’est avec peine que tu tireras ta nourriture », dit Dieu à Adam après qu’il a consommé le fruit de l’arbre de la connaissance.
Est-il encore valable ?
Je le pense. C’est une difficulté de toute existence que de réussir à assumer l’ambiguïté entre effort et accomplissement. La jeune génération qui arrive sur le marché du travail et porte des aspirations à la « vie bonne », justifiées, peut être déçue de ce qu’elle trouve, ne percevant pas toujours l’intérêt de ce qui est fait. Elle découvre une pénibilité qui, si elle n’est plus forcément celle du travail de la terre, existe, avec des cadences parfois intenses. Le cultivateur a cette incertitude sur les fruits du travail, mais sa proximité avec la nature lui permet de mieux comprendre les phénomènes. Or, il y a une forme d’abstraction dans cette machinerie qu’est devenu le monde du travail. Trouver le sens concret de ce que l’on fait n’est plus évident et peut amener au désengagement.
L’épuisement perçu est-il un problème de rythme ?
Parce que le monde irait trop vite ? Non. Les jeunes, par exemple, aiment aller vite. Cela leur convient jusqu’à un certain point. L’enjeu, c’est de mesurer ce point de bascule et de voir quelles sont les limites qu’on peut poser pour préserver le sens de la justice et la capacité de chacun à dire non. Ce qui est condamnable, c’est quand on fait pression sur les gens au point qu’ils craquent. Une première exigence éthique du travail est pour moi la possibilité d’ajustement des uns aux autres pour que chacun vive avec dignité. Tout ralentir ne serait pas la solution. On parvient alors à la question de la parole : est-ce que la parole de celui qui se trouve en difficulté est écoutée ? Et comment l’entreprise répond ? Y a-t-il par exemple des lieux de parole bien identifiés pour éviter le conflit ? Parce qu’une fois qu’il est déclenché, c’est déjà trop tard.
La place centrale du travail dans nos vies est-elle remise en cause ?
Non, à condition de s’accorder sur le sens du mot-valise qu’est le travail. On parle en général de la production de biens ou de services dans le cadre marchand. Mais le travail a un sens plus large, et premier, d’activité qui contribue à la construction d’une vie sociale. Ici, il reste absolument nécessaire. Je ne crois pas à la vision d’un travail absolument libre. Il faut continuer de prendre en compte la question de la pénibilité du travail à laquelle on n’échappera pas.
Qu’est-ce qui est questionné ?
Le récit autour de notre système économique : le mythe de l’enrichissement, de l’amélioration de sa position sociale, associé au progrès collectif, qui a longtemps été un moteur d’engagement dans le travail. Ce récit est très attaqué, et c’est heureux. Le défi écologique nous démontre que nous avons bâti un système sur l’acquisition et l’accumulation de biens destinés à la destruction. Un système illustré, par exemple, par la pratique de l’obsolescence programmée. Or, à la fin, on ne sait plus pourquoi on produit une telle richesse. Nous nous sommes laissé dominer par des biens que l’être humain produisait soi-disant pour lui-même mais qui participent finalement à la destruction de ses propres conditions de vie. Cette remise en cause de la sacralisation de la possession de biens, je la vois comme un signe d’espérance.
Quelles sont les conditions d’un travail juste ?
Proposons qu’un travail juste soit celui qui permet l’émergence d’une « reconnaissance » : reconnaissance de soi, des autres, du bien commun… Le salaire y participe, mais ne suffit pas. Un travail juste est à la fois un travail payé au salaire juste et inséré dans une « socialité bonne », et orienté vers le bien, indépendamment de la question de l’effort. Tous les travaux ont leur pénibilité spécifique. Elle fait partie d’une condition de travail que la reconnaissance invite à surmonter solidairement.
Depuis le Covid, burn-out et démissions se multiplient. Comment ne pas désespérer du travail ?
Il y a un combat premier à mener en cette matière, c’est celui pour la fraternité. Retrouver d’autres modes de relations sociales qui pallient l’isolement numérique et l’appauvrissement relatif des échanges au travers des écrans. C’est formidable de se voir et de discuter à distance, mais ce n’est pas la même chose qu’une rencontre physique et on a besoin de voir les gens, d’être avec eux, de faire chair, de faire corps. Le Covid a été un temps d’isolement, de changement profond des méthodes de travail qui a mis à l’épreuve les relations de fraternité. Mais qu’est-ce qu’une relation de vraie fraternité ? Ce n’est pas un amour émotif, où nous aurions des sentiments très forts les uns pour les autres. C’est une attention profonde à chacun, un respect de l’itinéraire de chacun et un « juste poids » donné à chacun. Un terme biblique invite à cette exigence : c’est l’agapè(l’amour divin ou inconditionnel, NDLR). Il y a là le fondement d’une vraie reconnaissance de la personne. Il faut pouvoir, en tant que chrétien et au-delà, retrouver les mots et les gestes qui expriment cette éthique du soin, non pas dans le sens d’une relation médicalisée entre soignants et soignés, mais une éthique de l’attention profonde à la valeur de chacun.
Comment, à titre personnel, faire évoluer la perception du sens de notre travail ?
Dans la Genèse, c’est Dieu, après l’échec qu’est l’expulsion du jardin d’Éden, qui couvre lui-même les corps nus d’Adam et Ève avec des habits qu’il fabrique. Je trouve ce geste très beau. Retourner à cette source qui nous donne la vie, mais aussi les moyens de cette vie, est à mon avis le point de vérité premier du travail pour un chrétien. Si je peux transmettre à d’autres après avoir reçu (des biens, une position professionnelle), alors je suis dans un souffle de don qui offre sa justice ultime à mon travail. C’est aussi un appel à ce que la société soit construite à partir de ce don, au-delà de moi. Bien sûr il y a la misère, qui démontre le manque de solidarité de notre société. Elle résonne comme un appel à la conversion… et donc au réengagement !
Propos recueillis par Stéphane Bataillon