(Article initialement paru sur le site de La Croix le 23/03/2025)
Sans sel, la vie serait bien fade. Et même si certains aiment mettre du sel sur les plaies, pas question de se priver de cet élément aussi essentiel qu’ambivalent. Cet élément corrosif a aussi un sens négatif à travers l’Ancien Testament, devenant, au contraire, signe de la catastrophe : Une terre trop salée devient stérile et porte la malédiction pour punir l’infidélité à Dieu : « Toute la terre n’est plus que soufre, sel et feu ; elle n’est plus ensemencée ; rien ne germe et rien ne pousse, pas une herbe. » (Deutéronome 29,22). Dans la Genèse, la femme de Loth est transformée en une colonne de sel pour avoir désobéi aux ordres des anges venus prévenir de la destruction de Sodome et Gomorrhe en ayant regardé en arrière au moment où Dieu fait tomber sur la ville « une pluie de soufre et de feu » (Genèse 19-26).
L’élément, précieux, révèle ses qualités indispensables lorsqu’il s’agit d’éviter la corruption et de conserver les aliments. Le soldat romain recevait ainsi une somme, destinée en partie à sa ration de sel, le salarium (argent du sel) qui donna notre mot salaire. Sa valeur ne diminue pas lors des rites religieux : « A toute offrande tu joindras une offrande de sel au Seigneur ton Dieu » (Lévitique 2,13). De la conservation de la matière, l’on passe ainsi à la préservation et la purification des âmes.
Chez les peuples nomades du Proche-Orient ancien, on utilise le sel dans le culte mais aussi lors des repas d’amitié. « Manger du sel » avec l’autre est un geste de convivialité et signifie faire un pacte indissoluble, impliquant la parole donnée et la droiture. Dans la Bible, il devient par extension signe de l’alliance entre Dieu et les hommes à travers un « pacte de sel » : Tout ce que les fils d’Israël prélèveront pour le Seigneur sur les choses saintes, je te le donne, à toi ainsi qu’à tes fils et à tes filles ; c’est un décret perpétuel, une alliance perpétuelle conclue avec le rite du sel devant le Seigneur, pour toi et ta descendance. » (Nombres 18,19).
« Condiment des condiments » pour les Grecs, il a un caractère divin apte à chasser les démons chez Homère, ce qui explique sa présence comme protection dans beaucoup de rituels païens. Dans la tradition catholique, jusqu’avant Vatican II, l’eau baptismale était systématiquement salée, devenant non seulement purificatrice, mais aussi signe de la fécondité de la vie de Dieu chez le baptisé. Au IVe siècle, Hilaire de Poitiers, dans son Sur Mathieu creuse cette symbolique : « Le sel est un élément qui contient réunis en lui de l’eau et du feu, et qui de ces deux substances fait une chose unique. Par là (…), il communique l’incorruptibilité aux corps qui en auront été saupoudrés. Il est image du baptême, mystère de l’eau et du feu qui procure la vie éternelle, mais aussi image de l’enseignement des Apôtres, gardant à la vertu de leur enseignement, les corps pour l’éternité par une sorte de salaison. »
La plus fameuse expression de ces significations se trouve dans la phrase de Jésus tirée du Sermon sur la montagne : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on ? Il n’est plus bon à rien qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds par les gens. » (Mt 5,13). Ce sel si particulier permet aux chrétiens d’empêcher la corruption et de témoigner dans le monde par la charité, illustré par cet autre passage chez Marc : « Ayez du sel en vous-même et soyez en paix les uns avec les autres. » (Mc 9,49-50)
« Le sel de chacun est ce qui subsiste lorsque le feu de l’Évangile est passé sur sa vie, écrit le pasteur et théologien Antoine Nouis dans son commentaire du Nouveau Testament (ed. Salvator- Labor et Fides). Car si le sel conserve ce qui n’a pas été brûlé par le feu purificateur, il est aussi ce qui demeure, une fois que l’eau de mer, autre élément primordial constitutif de la nature chez les anciens, est évaporée. Il devient ainsi le vecteur de ce qui mérite d’être éternisé, dans cette vie éternelle tant espérée. Mieux vaut donc toujours garder avec nous une petite pincée de sel, et ce jusqu’à la fin de notre vie. Elle pourrait être utile. Selon une légende rapportée par Éloïse Mozzani dans son Dictionnaire des superstitions (Ed. Bouquins) jeter du sel dans un feu interdit au diable de prendre l’âme d’un agonisant. Voilà qui ne manque pas… de sel.
Stéphane Bataillon