(Entretien initialement paru dans La Croix l’hebdo n°258 du 18 novembre 2024)
Psychothérapeute, écrivain et conférencier, Thomas d’Ansembourg est formateur en communication non-violente (CNV) depuis 1994. Il est l’auteur de livres à succès dont Cessez d’être gentil, soyez vrai ! Être avec les autres en restant soi-même (Éditions de l’Homme, 2001) ou La paix, ça s’apprend avec David Van Reybrouck (Actes Sud, 2016). Il nous livre quelques-unes des techniques de base de la CNV pour permettre de désamorcer les conflits et rendre les discussions fructueuses et porteuses d’empathie, sans vouloir convaincre à tout prix.
Pourquoi semble-t-il si difficile aujourd’hui de s’ouvrir à l’autre ?
Il y a beaucoup de peurs dans la rencontre avec l’autre : peur d’être jugé, peur de ne pas être accueilli, peur de ne pas être connu, peur d’être agressé en retour et donc beaucoup de peur d’oser prendre la parole. Mais peur également de rencontrer la différence, de réaliser que l’autre est autre. Qu’il puisse y avoir un désaccord, a fortiori un conflit. Il y a de la peur à la fois de s’exprimer et d’entendre l’autre, et ce que nous avons besoin d’apprendre, c’est à dépasser ses peurs. Cela s’apprivoise.
Dans quel état d’esprit faut-il se mettre pour ne pas résumer l’autre et soi-même à ses opinions ?
Nous avons tous un personnage construit par la culture, la socialisation, l’éducation, les milieux sociaux, religieux ou autres. Ça fait partie de nous, mais nous ne sommes pas que ça : derrière le personnage, il y a une vraie personne. Tout le travail de connaissance de soi et de discernement va nous aider à la connaissance de l’autre et au discernement de l’autre. C’est ce que j’appelle l’intériorité citoyenne : développer une vie intérieure profonde qui m’ouvre à la rencontre avec l’autre.
Comment fait-on concrètement ?
La pratique, la pratique et la pratique ! (Rires.) Malheureusement, la connaissance de soi est un enjeu négligé dans nos éducations. La plupart du temps, quand on s’y intéresse, c’est sur le tas et souvent sur le tard. Nous ferions l’économie de bien des souffrances et de collisions d’ego si nous avions appris un peu plus tôt à nous demander « Comment je me sens ? Qu’est-ce que ça dit de moi ? Où est mon “Or” à moi et pas le copier-coller des autres ? Mais aussi qu’est-ce qui me pèse, me chagrine, me rend seul, impuissant ou en rage, et que j’ai besoin de comprendre avant de faire payer mon dépit aux autres ? »
Par quoi commencer lorsqu’on veut entreprendre ce travail de connaissance de soi ?
Il est bon de s’asseoir régulièrement avec tout ce qui se passe en soi. Se demander à soi-même : « Comment ça va ? » et faire régulièrement un petit inventaire de ce qui me met en joie, en expansion, en ouverture et que je peux encourager, ce qui génère en moi de la gratitude ou de l’énervement ou du contentement, pour bien savoir ce que l’on aime et à quoi l’on tient. Mais porter la même attention à ce qui me divise, ce qui me pèse, ce qui me chagrine, pour pouvoir petit à petit prendre soin des besoins qui sont là, en creux, en manque, et dont j’ai besoin de prendre soin moi-même pour me réaligner. Si j’ai développé de l’empathie pour moi, je comprends la mécanique pour la porter à l’autre. La communication non-violente est un guide pour faire ce travail.
Comment se préparer pour rencontrer une personne qui a priori est à notre opposé ?
D’abord, j’aime rappeler qu’écouter… c’est la fermer ! Quand j’écoute l’autre me partager sa position, je ne tente pas de parler. Je souhaite de l’écoute profonde et du respect pour ma position, pour mon point de vue ? Eh bien, le minimum, c’est que je serve de l’écoute et du respect à l’humain qui est en face de moi.
Je l’écoute non pas pour arriver à un point d’entente, mais pour comprendre où se situe cet interlocuteur qui voit le paysage différemment de moi. Je vais aller me mettre un peu à côté de lui pour voir ce que lui voit.
Après, il faut se défaire de l’idée qu’écouter, c’est cautionner. Laissez l’autre arriver au bout de son propos, tolérer un moment de silence parce que l’autre réfléchit pour aller un peu plus loin. Ça nous interpelle dans notre ego, parce qu’il y a toute la partie de nous qui veut argumenter pour dire : « Oui, mais moi je pense autrement et d’ailleurs j’ai raison ! »
Enfin, je vérifie que j’ai bien compris. En reformulant au besoin : « Donc si j’ai bien compris, toi tu penses que… », « les valeurs que tu sers, c’est plutôt ceci ». Je m’assure ainsi que je ne suis pas parti dans un dérapage d’interprétation de ce que l’autre m’a dit, ce qui est une cause constante de divergence.
Qu’est-ce que l’application de ces conseils entraîne dans la discussion ?
Avec ces clés, je crée un climat de respect et d’écoute que je souhaite recevoir en retour. Je peux ensuite dire « est-ce que tu es d’accord que je te donne mon point de vue ? ». Sans essayer d’avoir raison. C’est l’application de cette maxime de Gandhi : « Be the change you want to see in the world. » À cet instant, dans cette conversation, j’incarne la qualité d’écoute et d’empathie que je voudrais tant se voir développer dans le monde. Je ne peux pas changer le monde, mais je peux changer ma façon d’être au monde.
Ce processus d’échange empathique entraîne souvent une fécondité entre les positions. Il n’est pas rare qu’un des interlocuteurs revienne en disant : « J’ai réfléchi à ce que tu avais dit l’autre jour, ce n’est pas si bête que ça. »
Comment faire baisser un peu la pression, reprendre le dialogue lorsqu’il se brise ?
Chacun de nous peut être agressif lorsqu’il ne se sent pas compris, pas écouté, pas respecté, pas rejoint. La clé est là. Quand la personne se sent écoutée, comprise et rejointe, son agressivité baisse. C’est une discipline, c’est comme un art martial.
Comment faire si on est rattrapé par la volonté de convaincre au cours de la discussion ?
On peut déjà le reconnaître humblement en disant à son interlocuteur : « Écoute, j’arrête un instant parce que je sens monter l’envie de te convaincre pour dire j’ai raison et tu as tort. Laisse-moi juste prendre un temps d’empathie pour moi afin que je puisse rester à l’écoute. »
Comment terminer une rencontre ?
On peut par exemple célébrer ce qui s’est passé, en disant : « Je suis content qu’on ait pu se parler, j’ai l’impression que tu m’as laissé dire ce que j’avais à dire » ou « J’ai pu t’écouter et essayer de comprendre ta position. Je n’y arrive toujours pas, mais je te remercie pour l’humanité de l’échange. » Inviter des humains à côtoyer le désaccord en toute conscience, c’est un très beau défi !
Propos recueillis par Stéphane Bataillon