(Entretien initialement paru dans La Croix l’hebdo n°241 du 12 juillet 2024)
Depuis 2021, Fanélie Carrey-Conte, 44 ans, est secrétaire générale de La Cimade. Députée socialiste de Paris de 2012 à 2016, elle a pris la tête de cette association fondée en 1939 au sein des mouvements de jeunesse protestants suite aux alertes de plusieurs pasteurs et théologiens comme Roland de Pury, Karl Barth ou Dietrich Bonhoeffer face aux premiers résultats de la politique nationale-socialiste en Allemagne. Le « Comité inter-mouvements auprès des évacués », signification originale de son acronyme, s’est adapté aux besoins et combat de chaque époque. La Cimade se consacre aujourd’hui à accueillir, aider et accompagner chaque année plus de 110 000 personnes migrantes, grâce à ses 2 300 bénévoles et ses 145 salariés sur tout le territoire.
La Croix L’Hebdo : Quels sentiments et émotions vous habitent ?
Fanélie Carrey-Conte : C’est un soulagement, avec le sentiment qu’on a évité le pire, en empêchant l’extrême droite de détenir la majorité. Mais la xénophobie et la libération de sa parole demeurent, et les batailles à mener restent nombreuses. Il subsiste la tristesse aussi de voir l’état de notre pays et le poids qu’occupent les idées et les propos de rejet et de haine de l’autre dans le débat politique et médiatique.
La loi immigration promulguée au mois de janvier dernier a déjà conduit à des reculs extrêmement importants par rapport au droit des personnes migrantes. Le Rassemblement national avait parlé à cette occasion de victoire idéologique. Plus globalement, cela fait des années que les législations vont dans un sens toujours plus restrictif de l’accueil des personnes migrantes sur notre territoire. Des années de discours de stigmatisation ne s’effacent pas comme ça, et elles risquent de continuer à produire de la haine et du rejet si on ne change rien. Mais il y a aussi une forme d’espoir avec peut-être un chemin menant à des politiques plus tournées vers la solidarité et l’égalité
La période a été éprouvante pour tout le monde, comment ne pas céder au découragement et à l’abattement ?
F. C.-C. : En s’appuyant sur le collectif. Être au contact d’hommes et de femmes se trouvant dans des situations extrêmement difficiles mais restant très déterminées, donne aussi du courage. On a parfois tendance à ne montrer que le mauvais côté de la France, celui du rejet, de la haine de l’autre. Mais il existe une autre réalité, celle des territoires d’accueil, de solidarité, avec de très nombreux bénévoles ! Ce qui procure aussi du courage, c’est de se replonger dans l’Histoire. La Cimade existe depuis quatre-vingt-cinq ans, elle est née lors d’une des périodes des plus sombres de notre passé et a pu reconstruire des chemins d’espoir. Enfin, il y a les très nombreuses initiatives de résistance qui se développent, depuis les élections, dans les réseaux syndicaux, les associations de solidarité, de défense des libertés, dans les réseaux chrétiens aussi, comme le mouvement « Justice et espérance ». Ce sont des points d’appuis solides pour continuer.
Dans une France fracturée politiquement, comment « faire pays » malgré tout ?
F. C.-C. : Il faut retrouver ce socle d’universalité qui rappelle que toutes les vies humaines se valent. Que toutes les personnes ont des droits fondamentaux, quelles qu’elles soient. Le droit à la dignité, le droit à se soigner, le droit à la vie en famille, le droit à avoir un toit sur la tête… S’en rappeler doit permettre de « faire société » tous ensemble pour y arriver. Nombre de mécanismes sont aussi à déconstruire : celui du bouc émissaire, qui veut faire croire que le malheur des uns est causé par d’autres, toujours les plus précaires. Celui de diversion qui vise à opposer les personnes qui souffrent. C’est très dur à contrer, mais il le faut redire sans cesse : si vous commencez à rogner les droits des uns, cela veut dire que vous allez rogner ceux d’autres, d’autres minorités, d’autres religions, des femmes…
Le RN, même sans majorité, est en nette progression. Comment lutter concrètement contre la xénophobie ?
F. C.-C. : Il n’existe pas de recette miracle pour changer le regard. Il faut agir sur plusieurs leviers en même temps : déconstruire les préjugés, contrecarrer, avec des universitaires et des chercheurs, la théorie du grand remplacement qui ne résiste à aucune analyse par exemple. Organiser la rencontre entre des personnes migrantes et d’autres qui n’ont pas le même parcours de vie permet de comprendre que, derrière les représentations et les chiffres, il y a un être humain avec lequel entrer en empathie. C’est un premier pas, qui peut amener à l’engagement.
Sur quel principe ne faut-il pas lâcher ?
F. C.-C. : Sur l’égalité des droits fondamentaux et sur le respect de l’État de droit. Dire que chaque personne a le droit d’être défendue, quelle que soit sa situation, y compris des personnes qui peuvent avoir un parcours pénal. Il faut rester extrêmement ferme comme un phare dans la tempête, même quand tout cela est remis en question.
Quelles qualités vous semblent les plus nécessaires dans la période ?
F. C.-C. : La détermination. Parce que c’est dans ces moments où c’est le plus difficile qu’il faut être extrêmement présent et solide sur ses convictions. D’autre part, conserver notre curiosité, la capacité à s’intéresser aux autres, aux différences. Pouvoir questionner les idées reçues et les contre-vérités qui circulent dans le débat public comme celles selon lesquelles que les personnes migrantes seraient dangereuses. C’est précieux dans cette période.
Quelle figure vous inspire le plus ?
F. C.-C. : Je pourrais citer Frantz Fanon. Un psychiatre martiniquais qui a été très investi dans les luttes pour la décolonisation et contre le nazisme. Il mêlait action et réflexion, conjuguait sa pratique clinicienne avec une vision politique de transformation de la société. Il a porté des choses très fortes sur l’universalité des combats et sur les droits fondamentaux. Il disait : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dresser l’oreille, on parle de vous. » Je pense souvent à cette phrase en ce moment.
Et maintenant ?
F. C.-C. : Quelle que soit l’évolution de la situation politique dans les prochains mois, il ne faut rien laisser passer sur l’indifférence face aux drames qui se produisent sur les routes migratoires, sur la banalisation des propos xénophobes, sur les gestes de haine, d’agression qui peuvent intervenir. Ce qui rend les choses difficiles, c’est, je crois, que dans le débat politique et médiatique, on ait intériorisé une forme de fatalisme, laissant entendre qu’il n’y aurait pas d’autre solution que de freiner, empêcher les migrations, restreindre les droits, expulser les personnes, etc. Certains, ces dernières années, nous ont expliqué que c’était en prenant des mesures répressives qu’on allait lutter contre l’extrême droite. On se rend bien compte que tout ça est une spirale sans fin. Plus on restreint les droits, plus on crée des inégalités et plus on favorise les idées de haine et de rejet. Pour répondre à la situation, il est important que nous soyons unis et solidaires sur une vision large de société. Il y a des ponts solides qui se sont créés et qui peuvent continuer à se renforcer.