Article paru dans le cahier « Livres & idées » du quotidien La Croix le 16 décembre 2010
Poursuivant sa série littéraire sur les quartiers imaginaires d’une terre d’écrivains, le Portugais Gonçalo M. Tavares s’intéresse à Bertolt Brecht
C’est l’aventure d’un homme qui a décidé, seul, de construire toute une ville. Une ville faite de mots, avec ses ruelles, ses places et ses refuges. C’est l’aventure de Gonçalo M. Tavares qui, depuis 2002, publie au Portugal sa série « O Bairro » (Le Quartier), avec un succès croissant. Des petits livres qui tracent, parution après parution, la carte de cette nouvelle terre et rassemblent plusieurs dizaines de fictions courtes et drôles, dépassant rarement la page. Chaque ouvrage porte le nom d’un des habitants de ce lieu improbable : Monsieur Brecht, Monsieur Calvino ou Monsieur Valéry. Des noms de grands créateurs, exclusivement. Ceux que Gonçalo M. Tavares admire. Ceux qu’il a suivis jusqu’à se perdre dans le dédale de leurs œuvres et qu’il invite ici en retour, en hommage.
Aïe ! Tout cela fleure la résidence protégée pour gens de lettres, le symposium pour esthètes, le tout petit monde. Et le lecteur dans tout ça ? Le lecteur, il jubile ! Car inutile de connaître ces illustres pour plonger avec délice dans le Bairro. Les auteurs sont ici pour retourner le monde. À l’entrée du village, sur la page de garde de chaque livre, un unique avertissement : « Comme le village d’Astérix : « o bairro », un lieu où l’on tente de résister à l’entrée de la barbarie. » Une résistance minuscule avec l’ironie comme arme principale, mais sans cynisme. Juste en constatant l’absurdité du monde et en en poussant à bout la logique. Comme l’enfant et ses « pourquoi ». Ainsi une des micro-fictions, intitulée Esthétique. « Une femme trop grosse qui voulait perdre du poids se présenta chez son médecin et lui dit : – Coupez-moi une jambe. »
Comment définir ces textes, n’appartenant à aucun genre ? Des fables ? Des petits contes noirs ? Ou plutôt des légendes de dessins d’humour qui se suffiraient à elles-mêmes. On pense à Sempé, à l’absurde de Roland Topor, au non-sens de Lewis Caroll et à la fausse désinvolture d’un Monsieur Hulot. Ils pourraient d’ailleurs tous être partie prenante de cette révolution s’ils n’étaient hors les murs, hors les mots du Bairro. Pas comme les poètes, peuplant l’intérieur de l’enceinte : « Les poètes, formant une file considérable qui tournait déjà le coin de la rue, profitaient de ce temps d’attente pour remplir soigneusement le formulaire. » Dans ce Quartier, chacun ruse, chacun contourne, invente ses stratagèmes pour déjouer les pièges d’une raison implacable et déshumanisante.
Traduits avec flegme et malice par Dominique Nédellec, quatre épisodes sont déjà sortis en France et l’on attend avec impatience de suivre les aventures d’autres messieurs : Breton, Pirandello ou Duchamp, au rythme effréné d’un à deux titres par an. Car pour Gonçalo M. Tavares, pas question de s’arrêter, pas d’« Hésitation » : « L’homme, au beau milieu de l’escalier, hésitait depuis plusieurs jours entre monter et descendre. Les années passaient et l’homme continuait d’hésiter : je monte ou je descends ? Jusqu’au jour où l’escalier s’effondra. »
Projet voué à l’échec ? Pas sûr. Depuis quelques mois, 300 étudiants en architecture imaginent et construisent, depuis leur université de Lisbonne, la maquette du Quartier. Alors, on se met à rêver. À se dire que ces histoires ramassées, pressées comme le temps, ne sont pas si futiles. Qu’elles visent à démasquer l’imposture des faux rois. Que juste après le rire, il y a l’écho cruel de notre propre monde. Et que cet humour-là peut être la dernière chance d’amorcer un sursaut, de rétablir un lieu avant le no man’s land. Et si nous avions pris, sans même le savoir, le chemin du Bairro ?
Stéphane BATAILLON