Article initialement paru dans le cahier livres de La Croix du 3 décembre 2020.
Les cent microlivres publiés par la maison d’édition sont réunis dans une anthologie, témoin d’une bouillonnante poésie d’avant-garde.
C’était une autre époque. Une époque sans réseaux sociaux où les revues littéraires et leurs animateurs avaient une influence sans commune mesure avec leur faible diffusion relative : Tel Quel, TXT, Java ou Action poétique édictent alors, chacune à leur manière, avec leurs obsessions, leurs enthousiasmes et leurs emportements, ce que doit être une littérature, et sa haute expression poétique, à l’avant-poste de la modernité. Des pages et des écoles qui ne se mélangent que rarement.
C’est dans cette période à la fois implacable et stimulante qu’un couple de jeunes artistes, le poète Emmanuel Hocquard et la peintre Raquel Lévy, monte de Nice à Paris pour lancer un projet à la fois fou et spontané : non pas une énième revue mais une maison d’édition minuscule, dont chaque livre, édité et illustré avec soin et dans une mise en page des plus sobres, ne ferait que quelques feuilles, en format de poche et tiré de 9 à 100 exemplaires. Les éditions Orange Export Ltd. étaient nées.
Dans leur atelier de Malakoff, ils autoéditent leurs propres œuvres, mais offrent aussi leur presse à toute une génération de poètes encore quasi inconnus et se rassemblant au fil des ans autour d’un noyau amical composé de Claude Royet-Journoud, Jean Daive, Anne-Marie Albiach, Joseph Guglielmi et Alain Veinstein. D’autres noms, déjà installés, comme Eugène Guillevic, Georges Perec, André du Bouchet ou Jean Tortel, répondront à la joyeuse invitation avec des textes libres. Un espace d’expérimentation souvent désigné par le vocable d’« écritures blanches », tant l’économie de mots semble être l’un des marqueurs, sans systématisme, de cette production.
La nouvelle édition de cette anthologie, parue une première fois en 1986 et épuisée depuis de nombreuses années, comble un manque pour tous les amateurs de poésie et d’écritures contemporaines. Plus qu’une rétrospective, ce volume est en réalité une bibliothèque, rassemblant l’ensemble des textes, sans les illustrations, contenus dans les cent ouvrages publiés lors de cette aventure éditoriale. Sa mise en page, supervisée par Hocquard, décédé en 2019, offre une recréation de ce que le nouveau préfacier de l’ouvrage, Stéphane Baquet, définit comme une scénographie de l’écriture.
Au fil des pages, on pourra donc se créer son propre parcours d’exposition, en commençant peut-être par les noms plus familiers : le dernier « livre » publié par Georges Perec, les jeux de langue de l’oulipien Jacques Roubaud, le fulgurant Deux mains d’Edmond Jabès, les propos sur l’hiver de Pascal Quignard pour se plonger ensuite dans l’étonnant Théâtre de Roger Giroux, dont la scène est un carré blanc autour duquel dansent les mots, le Peinture pour Raquel d’Henri Deluy, tableau en vers, ou encore Le Portefeuil, texte inaugural d’Hocquard.
En fin d’ouvrage, on se délectera d’une anthologie de monostiches, poèmes originaux d’une seule ligne commandés à l’époque à plus de 117 auteurs, comme ce simple et beau Retouche à la passe de Daniel Boulanger : « La nuit va livrer l’aube au jour qui va l’aimer. » Peut-être le moment idéal pour découvrir, chaque matin, un petit livre de cette pléiade d’une avant-garde sensible.
Stéphane Bataillon
Orange Export Ltd. 1969-1986 d’Emmanuel Hocquard et Raquel Lévy, Flammarion, 440 p., 26 €