(Article intialement paru dans La Croix du 3 août 2023 dans le cadre de la série « À la rencontre des personnages de Disney »)
Disney, studio qui fête un siècle d’existence cette année, a mis en scène des personnages si vivants qu’ils semblent bien réels. La Croix vous les présente comme si elle les avait rencontrés. Aujourd’hui, Mowgli, le « Petit d’homme » du Livre de la jungle.
Peut-être est-ce le voyage, harassant, jusqu’au Parc national de Kanha, l’une des plus vastes réserves de l’État du Madhya Pradesh, situé au cœur de l’Inde, qui trouble notre vue. Mais Mowgli semble ne pas avoir grandi. Contre toute vraisemblance, il est juste un peu plus fort, un peu plus sombre que dans les films par lesquels il a acquis sa notoriété. Il ne fait vraiment pas ses 159 ans. Le syndrome de Highlander, ce processus très rare de vieillissement et de croissance ralenti, semble l’avoir touché. « Non, non, c’est juste que la jungle recèle des secrets encore non exploités par l’homme», me dit-il sur un ton ferme, mais avec son sourire en coin désarmant.
Il est aujourd’hui l’un des plus éminents éthologues spécialistes des loups. « J’ai trouvé ma voie au milieu des années 1970, en découvrant le travail de Jane Goodall, qui a vécu parmi les chimpanzés en Tanzanie. Je me suis dit que je pourrais moi aussi être un passeur entre hommes et loups. Tenter des ponts plutôt que d’avoir à choisir une seule rive. »
Il m’invite dans son antre, un grand arbre creux qu’il a ingénieusement aménagé au pied du rocher de sa meute, définitivement rejointe après l’élimination de Shere Khan, le tigre du Bengale qui la terrorisait. « Le duel remporté sur lui m’a procuré une certaine aura et une confiance de la part des autres habitants de la jungle. Je m’en suis servi non pour asseoir un quelconque pouvoir, mais pour m’ouvrir aux autres, à leurs coutumes. »
Ce combat lui a aussi permis de régler sa question d’identité. Il assume désormais sa double culture. « J’ai accepté ma nature humaine, mais aussi mon désir de rester parmi ceux qui m’ont élevé. Pour autant, je ne me suis jamais pris pour le chef de la meute, même si je suis le doyen du clan. Et très largement ! » Nous observons une large couche, susceptible d’accueillir deux personnes, mais nous n’osons pas poser de questions trop intimes. « Au quotidien, j’essaye toujours de favoriser l’écoute et le dialogue, nécessaires pour apaiser les violences, présentes ici comme ailleurs. L’expression “la loi de la jungle” n’existe pas pour rien ! Mon compatriote Gandhi, dont j’ai été très proche, m’a beaucoup appris là-dessus. »
Éternel enfant star, Mowgli a bien conscience de son destin extraordinaire. Il s’est très tôt prêté à la mise en scène de son histoire. « Rudyard Kipling a été le premier à recueillir mes souvenirs. J’étais brièvement retourné parmi les hommes. Lui était en poste à Lahore. Nous avions 22 ans tous les deux, ça crée des liens. Je crois qu’il s’est un peu reconnu en moi, comme un frère. » Son avis sur ces premiers récits ? « C’était brillant, rempli de symboles forts et inspirants ! Mais à cause de lui, j’ai connu très tôt les affres de la médiatisation, pas toujours ni désirée ni agréable. »
C’est pour cela qu’il a décidé, dès l’apparition du cinéma, de contrôler son image, en jouant toujours son propre rôle. « C’était important hier, ça l’est encore plus aujourd’hui avec la prolifération des infox. » Il garde un souvenir mémorable du dessin animé de Walt Disney sorti en 1967. « Disney était un génie. Je ne l’ai pas beaucoup connu, car il est malheureusement décédé durant la production. Grâce à lui et ses équipes, mon histoire a ouvert des millions d’enfants à la conscience écologique. »
Reste que le propos, entre les notes de jazz, opposait frontalement la nature sauvage à une civilisation destructrice, dans la lignée de Kipling. « C’était bien dans leur époque, mais je pense qu’il y a désormais d’autres voies. Celle que j’essaye de creuser a bien été décrite par un auteur de chez vous, également spécialiste des loups, Baptiste Morizot. J’ai trouvé son Raviver les braises du vivant (1), qu’il a eu la délicatesse de m’envoyer, enthousiasmant et constructif. Oui, nous sommes vivants parmi les vivants et non face à la nature. Je suis convaincu moi aussi qu’un autre lien est possible. »
Mowgli ne donne que très rarement d’interviews à la presse. « Mes recherches sont sur un temps long, elles ont besoin de calme, de silence. » Pourquoi, alors, avoir accepté de recevoir La Croix ? « Parce que nous partageons ensemble l’importance de la dimension spirituelle dans ces combats. Nous avons chez moi une belle formule qui fait écho à la Bible et relie ce besoin de vie et de force intérieure au souci du bien commun : “Voici la loi de la jungle : aussi vieille que le ciel, aussi sincère. Le loup qui la respecte devient prospère. Mais le loup qui l’enfreint devient poussière, comme la liane sur l’arbre qu’elle enlace, la loi partout, passe et repasse. Car la force de la meute est dans le loup, et la force du loup est dans la meute.” »
Il aime particulièrement la dernière adaptation en date des studios Disney, sortie en 2016. Dans ce film de Jon Favreau, il jouait en prises de vue réelles, accompagnées d’images de synthèse bluffantes de réalisme. « Cette technique a permis de ne pas toucher aux animaux et aux milieux naturels. Depuis que j’ai accidentellement incendié la jungle, en poursuivant Shere Khan, j’ai une conscience chevillée au corps de l’impact que nous, humains, pouvons avoir. La devise de mon collègue Spider-Man, membre comme moi de l’écurie Disney depuis le rachat de Marvel en 2009, est très juste : “Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.” Il vient souvent me rendre visite et en profite pour observer avec moi les spécimens exceptionnels d’araignées que nous avonsici », rigole Mowgli.
Hélas, cette biodiversité est aujourd’hui menacée à cause des incendies de plus en plus fréquents, dus aux effets du réchauffement climatique ou aux actes malveillants. « Il semble que ma leçon ne serve pas à grand monde… » Mowgli marque un temps de pause et semble s’extraire de notre entretien. Son regard se porte sur les trois jeunes loups jouant entre les lianes. «Chaque saison sèche est plus longue et plus difficile. Serons-nous capables de changer les choses ou est-il déjà trop tard ? Les hommes vont-ils être sages ou fous ? »
Comment sont ses relations avec ses congénères ? « Excellentes. Grâce aux nouvelles technologies, je peux discuter avec tous les scientifiques de la planète sans quitter mon milieu. J’essaye de vivre le plus simplement possible, et lorsque j’organise ici la venue de collègues, je fais en sorte qu’il y ait le moins de conséquences possible. J’ai inventé un système d’écoconstruction à base de lianes permettant de bâtir des espaces à la fois souples et bien ventilés. C’est idéal pour se fondre dans le paysage. »
Très discret sur sa vie privée, il nous avoue qu’il ne sait rien de plus sur son père biologique. Il n’a pas voulu tester son ADN, solution désormais envisageable pour, peut-être, retrouver sa piste.
« Récemment, j’ai visionné par hasard une fin alternative du film d’animation de 1967 retrouvée dans les archives du studio Disney, dans laquelle un couple d’Indiens assurait être mes parents. Personne ne m’avait jamais parlé de ça. Hélas, tout cela est trop loin, l’histoire ne les a pas retenus et ils sont assurément morts à présent. Je préfère regarder vers l’avenir. Il y a tant de choses à faire pour préserver les écosystèmes que nos histoires personnelles doivent passer au second plan. »
Mais quid, alors, de la « vraie » fin du dessin animé, où il retournait dans le village des hommes, séduit par une jeune fille de son âge ? Un grand sourire illumine son visage. Derrière lui, un jeune louveteau chute sur son smartphone. La coque extrêmement dure, prévue pour les conditions extrêmes, l’empêche de se briser mais le choc déclenche son application de musique. Les premières notes d’Il en faut peu pour être heureux résonnent. «Vous savez, même dans la jungle, on peut avoir son jardin secret. »