Critique initialement parue dans le cahier Livres & idées de La Croix du 20/10/2022.
Les Liens artificiels
de Nathan Devers
Albin Michel, 336 p., 19,90 €
C’est une histoire qui pourrait nous arriver très bientôt. Celle d’un « Antimonde » numérique, miroir amplifié et enjolivé de notre réalité, dans lequel notre avatar, personnalisable à l’infini, vivrait une vie parallèle à la nôtre. On s’attacherait à sa présence, à ses rencontres, à ses succès. On pourrait ressentir ses sensations grâce à un casque de réalité virtuelle et une seconde peau, haptique et synthétique, capable de nous transmettre vibrations, caresses… ou coups de couteau. C’est ce monde, le fameux métavers dont les médias parlent tant, qui est au cœur du troisième roman de Nathan Devers, jeune auteur remarqué de 24 ans, normalien, agrégé de philosophie et éditeur de la revue La Règle du jeu.
Au départ, il y a Julien Libérat. Un musicien accumulant ruptures et fausses notes, travaillant depuis trop longtemps à un album de chanson hypothétique. Un soir, l’annonce d’un nouvel univers virtuel et ludique, l’Antimonde, l’accroche. Adrien Sterner, président démiurge de la société Heaven, productrice du jeu, lui promet une nouvelle vie sur ce ton autoritaire et messianique propre aux grands partons américains des nouvelles technologies. L’anonymat est garanti. Aucun risque. Rien qu’un jeu. Investissant à bon escient une monnaie virtuelle de plus en plus tangible, diffusant avec succès ses chansons qui n’en avaient pas dans le vrai monde, Julien transfère peu à peu son existence dans ce « deuxième moi » aussi séduisant qu’irréel. Jusqu’à s’y perdre d’une étonnante manière.
Au-delà d’une intrigue bien menée entre réalisme social et anticipation, Les Liens artificiels a le mérite de nous donner à penser une révolution technologique avant qu’elle ne s’impose. De nous questionner sur une industrie numérique qui pousse notre narcissisme à son incandescence afin de mieux en tirer profit, faisant peu de cas des utilisateurs qu’elle était censée servir.
L’Antimonde, ici, est plus qu’un autre monde. Il est cette dystopie qui promet de dévorer un réel trop désespérant. De l’engloutir dans un océan de pixels colorés aux faux airs de paradis. Il subsiste pourtant une attirance sourde pour une double vie dont Devers trace les possibles : voyager dans le monde entier d’un seul geste, parler toutes les langues instantanément, s’offrir un appartement au sommet de la tour Eiffel. Des chimères. À l’heure des crises, cette esquisse d’une vie sans limite pose aussi la question de la solidité des liens ainsi tissés. Avec les autres, avec notre corps, avec l’estime de soi. Pas sûr qu’ils résistent tous à la déconnexion.
Stéphane Bataillon