( Article paru dans le cahier Livres & idées de La Croix du 5 janvier 2012 )
Avant son entrée dans la pléiade, le poète majeur d’origine suisse présente les textes qu’il juge les plus représentatifs de son parcours.
Philippe Jaccottet, l’auteur d’ «À la lumière d’hiver » est cette année au programme du baccalauréat, chose rare pour un poète contemporain. Il nous offre aujourd’hui son anthologie personnelle, prélude à un volume de la Bibliothèque de la pléiade en préparation. Il revisite 62 ans d’une poésie aussi discrète que lue et étudiée dans le monde entier. Une poésie qui n’a cessé de suivre le cœur battant du monde au rythme des saisons. Mêlant poèmes, proses et notes de journal, longues suites et formes brèves, ce large choix présente dans sa globalité, et pour la première fois, son parcours de vie et d’écriture. Moins bilan qu’ouverture, la remarquable cohérence de cette œuvre est due au choix initial de toujours se laisser inspirer par l’observation des alentours. De les saisir au plus juste, sans action et sans discours qui viendraient mettre un voile entre le sensible et sa retranscription. En cela, il est plus proche de Bashô, le maître japonais du haïku attentif à chaque frémissement de la nature, que des révolutionnaires tentés de « porter la bure du poète » et clamant leurs vérités avec trop de superbe.
Des poèmes de « L’effraie » publié en 1946 aux proses de « Ce peu de bruit » datant de 2008, c’est la chronique d’un rendez-vous passé avec la lumière qui nous est raconté. Une épiphanie, hors du champ religieux, qui accepte la présence de la mort et de la finitude, alliées objectives pour cerner encore plus nettement les étincelles de joie. « Une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. » Une poussière qui brille d’une lumière singulière : celle de l’hiver, celle de la pleine lune. Moins éblouissante que celle des étés car devant laisser place aux doutes des silences. De la place du poème dans la vie à l’authenticité de nos perceptions, ces doutes transcendent toute l’œuvre de Jaccottet. Comme pour mieux indiquer les berges de la rivière, éviter l’enlisement par des mots superflus. « On voudrait croire que nous sommes tourmentés pour mieux montrer le ciel. Mais le tourment l’emporte sur ces envolées, et la pitié noie tout, brillant d’autant de larmes que la nuit. »
Ces doutes, nombreux, ne prennent pourtant jamais l’avantage. Ils sont comme à court terme. Et ce qui frappe ici est moins l’incertitude que l’usage des mots comme ombre à cette lumière. Moins pour la définir que pour tenter de la rejoindre et de l’apprivoiser, patiemment, dans chaque geste du quotidien. Pour apporter ces mots en partage et faire communion jusqu’à un autre silence. Celui du Mont Ventoux et des paysages de Grignan, lieu de résidence adoré du poète. Celui des arbres, des fleurs et du vent. Jusqu’à un effacement qui serait une victoire. « Si c’était la lumière qui tenait la plume, l’air même qui respirait dans les mots, cela vaudrait mieux. » Un rêve, une proposition qui semble presque tenir. Et si toutes ces pages, notamment dans la prose, ne sont pas indispensables, elles participent toutes à l’équilibre d’une tentative. Une absence de prétention qui ne va pas chercher sa source jusqu’en Extrême-Orient mais dans les plus proches lieux. Aux détours de ces chemins que nous sommes libres d’arpenter. À nos lueurs présentes qui s’intensifieront.
Stéphane Bataillon
L’encre serait de l’ombre, Notes, proses et poèmes choisis par l’auteur 1946-2008, de Philippe Jaccottet, Poésie/Gallimard, 560p., 10 euros