Au-delà du devoir de mémoire, Edith Bruck, rescapée des camps à 13 ans, témoigne par les poèmes de toutes les violences infligées à nos semblables, notamment lorsqu’ils arrivent à la très grande vieillesse.
( Article initialement paru dans le cahier Livres&idées de La Croix du 13 février 2025)
Les dissonances
d’Edith Bruck, traduit de l’italien par René de Ceccatty
édition bilingue, Rivages, 146 p., 17 €
Ce sont des poèmes d’une révolte jamais tarie contre l’injustice. « Ô toi, juste toi, pauvre folle ! /Comment as-tu fait pour ne pas comprendre/que la vie pouvait être/aussi rien qu’une bringue/des conneries/de l’hypocrisie/de l’égoïsme/du calcul/de la perte de temps (…) » Mais une révolte qui sait ce qu’il peut en coûter et préfère l’espérance au désastre.
Réalisatrice et poétesse née en 1931 en Hongrie, Édith Steinschreiber est déportée à l’âge de 13 ans à Auschwitz puis transférée avec sa sœur Adèle au camp de concentration de Bergen-Belsen. Elle y sera délivrée par les Alliés, rencontrant juste avant deux étrangers à bout de vie qui l’implorent : « Raconte, ils ne te croiront pas, mais si tu survis, raconte. Fais-le aussi pour nous ».
Jusqu’à aujourd’hui, à 93 ans, elle est restée fidèle à sa mission, témoignant sans relâche en italien, dans la langue du pays où elle s’est installée en 1954. Touché par son histoire, le pape François lui avait rendu visite, chez elle à Rome, en février 2021.
La trentaine de poèmes lucides rassemblée dans ce troisième recueil publié en français (après Pourquoi aurais-je survécu en 2021 et La voix de la vie en 2023 chez le même éditeur), n’en reste pas à l’image d’un mal contenu dans l’horreur des camps. Un mal dont nous serions préservés, par la force d’un devoir de mémoire à toujours accomplir.
Sa voix porte aussi contre toutes les violences commises par les hommes sur leurs innocents semblables : abus de pouvoir, violences sexuelles ou ici, particulièrement, maltraitance des personnes dans le grand âge en maison de retraite. Alors, elle implore à nouveau, mais avec d’autres paroles : « Aimez les vieux/comme les enfants. /Accompagnez leurs derniers pas/comme les premiers de vos enfants. »
La poésie d’Edith Bruck est une prière ininterrompue sur la force de nos obligations et la nature des liens noués à partir de nos appartenances, dans « l’éternelle nostalgie de la Terre promise ». Pour que la gratuité du mal n’engloutisse pas tout, elle oppose la force de la gratitude à ses parents, ses frères, son dernier mari, le réalisateur Nelo Risi. « L’orme (…) vois comment il a poussé/avec nous et sans toi. (…) il renaît à chaque saison/ce qui n’est pas donné à l’homme/qui n’est promis qu’en vain/à devenir meilleur. » Le film d’une vie qui, contre toutes les évidences et l’inhumanité, pourrait finir joyeux.
Stéphane Bataillon