Chloe Hooper, Grand Homme, ed. Christian Bourgois.
Article paru dans Le cahier Livres&idées du quotidien La Croix, 5 novembre 2009
Dans un livre-enquête minutieux, l’Australienne Chloe Hopper dresse le terrible constat de la condition des Aborigènes. Le lent déclin d’un peuple à force d’humiliations
Palm Island, île australienne aux allures de paradis située au nord du Queensland. Sous les palmiers luxuriants vit une population aborigène dont les ancêtres furent déportés par les colons anglais au XIXe siècle. La journaliste Chloe Hopper ignore presque tout de ce peuple lorsqu’elle arrive de Melbourne pour couvrir une affaire qui secoue l’île depuis des semaines.
Tout a commencé le 19 novembre 2004, au matin. Le brigadier-chef blanc Chris Hurley embarque Cameron Domagee, un Aborigène en état d’ébriété. Tous deux ont 36 ans. L’un a rapidement gravi les échelons de la police, l’autre, comme 90 % de la population, est au chômage. Il a depuis longtemps échangé ses rêves contre de la bière et du goom, mélange d’eau et d’alcool à brûler. À sa descente du fourgon, Domagee frappe Hurley au visage.
Les deux hommes entrent dans le commissariat. La porte claque. Quarante minutes plus tard, Domagee est retrouvé mort dans sa cellule, le foie éclaté. Un «EVREG», «événement regrettable» pour la police. Une bavure pour les habitants de l’île. Celle de trop, venant après la mort de plusieurs centaines d’Aborigènes en détention. Hurley, à l’imposante carrure, est tout désigné pour endosser le rôle du Grand Homme, figure malfaisante, mélange local du Yéti et du croquemitaine.
Paradoxe, la bavure n’a rien d’un crime raciste, et le brigadier-chef, bien que souvent violent, était jusqu’ici plutôt connu pour son respect et ses efforts envers la communauté. Mais, une semaine plus tard, c’est l’émeute. Le commissariat flambe. Les policiers sur place manquent de se faire lapider. Raid ultra-violent et arrestations en retour. Les médias nationaux s’emparent de l’affaire.
Trois mois après le drame, Chloe Hopper atterrit donc à Palm Island. Au fil d’une procédure qui s’étendra sur deux ans et demi, elle part à la rencontre de ce peuple enlevé à sa terre. Exil inconsolable, tant ce sol est, dans la mythologie aborigène, le lieu où sont tracées les pistes du rêve. Une mémoire sacrée, collective et incarnée qui se manifeste dans chaque pli de montagne, dans chaque coude de rivière. Sans terre, plus de rêve, donc plus d’identité.
Happée par cette histoire, Hooper devient familière de cette «île d’enfants volés». Si la journaliste s’attache aux protagonistes, dont Élisabeth, la sœur de la victime, elle tient à conserver la distance, à poser les questions, à confronter les faits. Ceux de l’affaire, mais aussi ceux d’un mode de vie dévasté qu’elle ne soupçonnait pas. Sans chercher à masquer une certaine candeur, elle nous pousse à plonger dans ce quotidien jusqu’à en éprouver une sorte de terrible résignation.
D’un style fluide, elle établit ainsi le dossier accablant mais sensible du fait divers, étape par étape : enquête préliminaire, instruction et, en 2007, procès. Le premier de l’histoire mettant en cause un policier pour mort d’un Aborigène en détention. Activement soutenu par les syndicats de police, Hurley s’en sort. Non coupable.
Le reportage de Chloe Hopper est triste, parce qu’il témoigne de la fin des chants. En 1850, jusqu’à cent langues aborigènes différentes étaient parlées dans le seul Queensland. Il en resterait moins de vingt à présent. Ces chants, qui pouvaient autrefois guérir les malades, ne sont plus opérants. Les rythmes du monde moderne les auront recouverts, sans offre d’échappatoire. Sauf à risquer l’emprunt des toutes dernières pistes où nous guide l’auteur.
Celles de la politique de «réconciliation» initiée il y a dix ans dans le pays. En 2008, le premier ministre australien a présenté les excuses officielles du pays aux générations aborigènes pour les souffrances infligées par les déportations. Une voix d’aujourd’hui pour apaiser les plaies et redonner l’estime.