(Article paru sur la-croix.com le 24/01/2018 – version intégrale)
Visite avec le grand designer graphique Étienne Robial de l’exposition consacrée à l’aventure de Futuropolis, la maison d’édition fondé avec sa compagne Florence Cestac qui permit l’émergence dans les années 70 d’une génération d’auteurs français comme Tardi. Le rêve réalisé d’une bande dessinée plus mature.
1972. Trois étudiants, Florence Cestac, son compagnon Etienne Robial et leur ami Denis Ozanne rachètent un peu par hasard une librairie de bandes dessinée dans le quinzième arrondissement parisien : Futuropolis. Baignant dans cette époque de libération des mœurs, ils importent les bandes dessinées américaines indisponibles en France, des grands classiques (George Herriman, Milton Caniff) aux auteurs plus underground comme Robert Crumb ou Gilbert Shelton. La clientèle, pointue, échange et se lie d’amitié : Alain Resnais, Eddy Mitchell, mais aussi Jean-Pierre Dionnet et Philippe Manoeuvre, qui fonderont le mensuel Métal Hurlant. L’enseigne en bois originale et des photos d’époque touchantes donne envie de s’asseoir dans le rayonnage reconstitué de la première salle de l’exposition.
La bande dessinée portée au rang des beaux arts
Bientôt, les néo-libraires ont l’idée de publier des livres. Et pas n’importe lesquels. « On voulait faire chier ! Être subversif se rappelle Etienne Robial. Face à la « BD » pour gamins de l’époque, souvent belge, où le nom des auteurs était écrit en minuscule, nous avons imaginé de grands ouvrages, au format des planches originales, en noir et blanc, avec le nom de l’auteur avant le titre, en lettres énormes ». C’est la collection 30X40. « Un format invendable, et impossible à ranger dans une bibliothèque ! On envoyait des copains acheter les exemplaires dans les librairies pour qu’on nous en recommande. » Premier titre : Calvo, auteur d’avant-guerre oublié mais génie du dessin puis le jeune Tardi. Succès mitigé mais l’enthousiasme est là. La rigueur aussi. Graphiste avant tout, et ne s’intéressant comme lecteur à la bande dessinée que de loin « aujourd’hui comme hier », Robial met un point d’orge à créer de beaux objets. « Tout comme on ne disait pas BD mais bandes dessinée, on ne faisait pas des albums, mais des livres. Ce n’est pas qu’une coquetterie de langage. » Une typographie radicale, inspiré du Bauhaus et de la nouvelle typographie des années 20 et 30 qu’il vénère, le choix du noir et blanc exclusif, autant pour des raisons d’économie que d ‘esthétique et des couvertures imposant le jaune et le noir comme marque de fabrique.
« On retrouvait les daily strips américains au Brésil ou en Italie »
L’exposition, à la scénographie extrêmement sobre et puissante, nous plonge d’ailleurs à l’intérieur d’un livre de la collection « copyright », pierre angulaire des éditions qui réédita les daily strip américains comme Popeye, Superman ou Prince Valiant. « Même aux États-Unis, ces albums n’existaient pas. Nous passions parfois trois ans pour rassembler ces bandes disponibles uniquement dans les quotidiens. On se fournissait au Brésil, en Italie, où les bandes étaient republiées souvent sans payer les droits. Un boulot de titans. Les américains nous ont même demandés les films d’impression de Superman. Un comble ! » Prenant soin de ce patrimoine alors négligé, Futuropolis éblouit les jeunes spécialistes, encore peu nombreux dans l’hexagone à l’époque. On les comprend en voyant ces ouvrages présentés en dessous de strips et planches originales d’une force graphique incroyable.
Un écrin pour toute une génération d’auteurs
La qualité du résultat, allié aux hasard des rencontres, attire toute une génération d’auteurs en mal d’émancipation, qui n’ont alors comme lieu d’expression pour des bandes dessinée plus matures que le journal « Pilote » de Goscinny. La collection X les accueillera, à côté de beaux livres et portfolios consacrés à des auteurs déjà confirmés comme Fred, Enki Bilal ou Joost Swarte, l’inventeur du terme ligne claire. « Nos livres étaient toujours réalisés en étroite collaboration avec les auteurs autour d’une table lumineuse, point névralgique des éditions. » Elle est présentée ici dans une émouvante salle-atelier. Furieusement tendance, Futuropolis ne va cesser de donner le tempo d’un neuvième art en transition : plus de 1000 livres en un peu plus de 25 ans, des expositions à Angoulême (déjà), et même la création d’une équipe de football très médiatique, composée de dessinateurs : le Mickson BD Club emmené par Frank Margerin (auteur de Lucien). Cette alliance de sport et de bulles créant quelques frictions. « L’éditeur Jacques Glénat croyait que j’allais lui piquer ses auteurs ! » s’amuse t’il encore. Parallèlement, comme pour mieux laisser sa marque, il pose la direction artistique de deux mensuels majeurs : Métal Hurlant, branché rock, cinéma et science-fiction, et (À SUIVRE) lorgnant plus du côté de la littérature et de l’élégance classique chez l’éditeur d’Hergé, Casterman. La dernière salle, à la manière d’un grand stand, propose donc les planches originales de ces auteurs devenus phares de la maison : F’murrr, Bilal, Swarte, Chantal Montellier ou Jean-Marc Rochette (auteur d’Ailefroide : altitude 3964, sélectionné cette année pour un Fauve d’Angoulême) avec au centre, les livres mis à disposition pour feuilletage.
Tardi-Céline : Mariage avec la littérature et mission accomplie
Mais toutes les belles histoires ont une fin. En 1988, les héros commencent à fatiguer. Écrasés par la lourdeur de la gestion quotidienne de ce qui est devenue une PME d’une quarantaine de salariés, lâchée par les créanciers, empêché par une distribution défaillante, le couple s’épuise. Il faut dire que les talents de Robial l’ont entrainé vers d’autres aventures parallèles et chronophage, dont la création dès 1984 de la charte graphique d’une nouvelle chaine : Canal +. Ce premier « habillage » -le mot est de lui, le plonge dans le tourbillon audiovisuel des années 80-90. Il créera ensuite les logos de La Sept, d’M6 où d’émission comme « ça se discute ».
La sortie se fera par le haut : Un best-seller, le premier, adaptation illustrée par Tardi du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, pousse Gallimard, détenteur des droits du roman, d’entrer dans le capital en 1988. L’aventure continue, mais le cœur n’y est plus vraiment. Sur fond de crise conjugale, raconté par Florence Cestac dans son album Le démon de midi (Dargaud, 1996) et adapté en pièce de théâtre. « Vous l’avez-lu ? Dans l’histoire, le salaud, c’est moi ! Dit-il plusieurs fois sur un ton un peu cabotin, mais avec une pointe de mélancolie. Futuropolis, c’était aussi l’histoire de mon couple. Et ce couple as rompu. » À l’orée des années 90 Cestac, puis Robial en 1994, quitteront le navire.
Un héritage compliqué
Lorsqu’en 2004, Gallimard relance le label en collaboration avec Soleil, maison d’édition très grand public, éditrice de Lanfeust de Troy, Robial n’est pas à la fête. « Cela n’avait aucun sens ! Il auraient dû inventer quelque chose de nouveau. » Fin de l’histoire ? Pas tout à fait. Dans un coin de la dernière salle, à côté du « Tardi-Céline » un panneau présente le projet d’une revue, dirigée par un jeune auteur passionné et déjà théoricien de la bande dessinée : Jean-Christophe Menu. Elle se nomme « Labo » et ne connaîtra qu’un seul numéro chez Futuropolis. Mais elle posera les bases d’une nouvelle épopée éditoriale, L’Association. La maison, qui revendiquera toujours sa filiation à « Futuro », refusera elle aussi l’album standard de 46 pages couleurs et donnera sa chance aux stars actuelles du neuvième art : Emmanuel Guibert, Joann Sfar, Riad Sattouf, Marajane Satrapi et tant d’autres.
Robial a récemment légué toutes ses archives à la cité internationale de la bande dessinée, permettant cette exposition. Sans regrets. « Ça m’a fait gagner des m3 ! Je garde quand même un exemplaire de chaque livre publié, mais mes passions sont ailleurs » citant la série noire (complète!) et sortant de sa poche un de ses milliers de portemine dont il fait collection « une pathologie, je sais ! » Finit-il dans un sourire. Passion pour passion, les amateurs de bulles seront, eux, comblés.