(Article initialement paru dans La Croix L’hebdo du 12/02/2022)
Ce sont des chefs-d’œuvre du western : La Rivière rouge d’Howard Hawks (1948), et trois réalisations de John Ford : La Chevauchée fantastique (1939), La Prisonnière du désert (1956) et L’Homme qui tua Liberty Valence (1962). Quatre films puissants, remplis de duels, de romances et de luttes pour les grandes étendues d’une terre promise qui mettent en scène l’acteur-héros archétypal du genre : John Wayne. Symbole à lui tout seul d’une Amérique qui conquiert, qui doute, qui s’adapte ou qui chute.
À partir de ces productions hollywoodiennes, généralement peu considérées par les érudits, Robert B. Pippin fait plus qu’analyser les ressorts de cette mythologie moderne que constitue, pour la jeune Amérique, sa conquête de l’Ouest. Il pose les bases d’une véritable réflexion éthique et politique à partir de questions fondamentales auxquelles répondent, par leurs réactions collectives et individuelles, ces personnages sur pellicules : comment les passagers embarqués dans la diligence de la chevauchée de Ford, prostituée, médecin, dandy voyou ou fille de bonne famille, pourront-ils (ou pas) faire nation malgré leurs différences ? Quand, à l’image d’un Tom Dunson (Wayne) traversantla Rivière rouge, on est parti de rien et que l’on gagne terres, bétail et renommée grâce à sa seule puissance d’agir et ses propres règles de gouvernance, comment s’adapter à l’arrivée d’une nouvelle donne (ici la crise économique, l’arrivée du chemin de fer, le passage d’une autorité quasi féodale à l’installation de la démocratie) ? Et comment passer de la justice violente et personnelle des brutes comme Liberty Valence (Lee Marvin) à un état de droit ? Autant d’interrogations qui posent, dans tous ces films, les conditions nécessaires à un « monde d’après » qui devra concilier liberté individuelle, justice, et relations pacifiées avec d’autres peuples.
Pour l’auteur, ces longs-métrages illustrent une idée-force, toujours d’actualité : au comptoir des saloons ou sur le fil des réseaux sociaux, on ne peut comprendre les évolutions de l’Amérique, et plus largement de toute communauté, sans prendre en compte la psychologie politique des citoyens. L’adhésion à un projet de société, nouvelle frontière à dépasser ou retour aux temps mythiques (le « Make America Great Again » de Trump en 2017), ne provient pas seulement d’une adéquation avec nos idéaux, mais également de la place particulière que ce projet promet à chacun. Ce qui est en jeu est avant tout affaire de reconnaissance dans le regard des autres et d’une estime de soi à ajuster ou à restaurer face au groupe.
Et c’est tout l’intérêt de ces films que de voir comment, à partir d’une identité fixée au départ (le bon, la brute ou le truand), ceux qui s’en sortent sont ceux qui réussissent à concilier leur liberté intérieure avec la découverte du rôle social qui les fera grandir. Au risque d’une lutte, systématique, avec leurs propres démons : orgueil, lâcheté ou volonté de domination. Un affrontement qui tend, selon Pippin, à être étouffé ou contenu dans les discours et les actes civilisés de nos « républiques commerciales ». À la manière des contes, le western représenterait la dernière piste où s’exposer et se résoudre en sécurité. Un genre où nous pourrions, sans crainte d’une balle perdue, encore nous prendre pour un héros et construire notre légende, au détriment, parfois, des autres ou de la vérité, avant d’avancer plus au cœur de la Sierra.
Stéphane Bataillon
Robert B. Pippin est professeur de philosophie à l’université de Chicago. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il est reconnu pour ses travaux sur Hegel et en a consacré de nombreux autres aux enjeux éthiques et politiques de la philosophie et de l’art moderne à travers l’étude d’œuvres cinématographiques comme les films d’Alfred Hitchcock ou de Douglas Sirk.
Robert B. Pippin
Philosophie politique du western.
Les ambiguïtés du mythe américain
traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Markert et Olivier Tinland
Cerf, 264 p., 24 €.