Interview : Hélène Dorion, une poésie au cœur de nos forêts intimes

(Interview initialement publiée dans La Croix l’hebdo n°273 du 7 mars 2025)

Première femme poète vivante au programme du baccalauréat de français avec « Mes forêts », l’écrivaine québécoise Hélène Dorion entre dans la prestigieuse collection « Poésie » chez Gallimard. La 27e édition du Printemps des poètes donne l’occasion de sonder avec elle l’alchimie du poème et la dimension spirituelle de l’acte d’écriture.

Propos recueillis par Stéphane Bataillon

La pièce blanche ouvre par une baie vitrée circulaire sur la forêt d’Orford, en Estrie, belle région du Québec longeant la frontière avec les États-Unis. C’est ici qu’Hélène Dorion habite depuis vingt-cinq ans. « Je vis dans un petit espace avec ma table qui donne sur cette forêt. C’est tout petit, de la dimension de la maison de Henry David Thoreau, l’auteur de Walden ou la vie dans les bois. 12 pieds par 15, soit 4 mètres par 5. Tout est ici circulaire. J’y fais de la photo, j’écoute de la musique, je dessine, j’écris… Je me sens très proche de la philosophie orientale, qui réconcilie les contraires et inclue le cycle des saisons, extérieures comme intérieures. »

En cette mi-février, il fait froid à pierre fendre, nous dit-elle. Heureusement, elle va bientôt venir en France se réchauffer, comme souvent depuis 2023, date à laquelle son recueil Mes forêts (1) a été inscrit pour trois ans au programme du baccalauréat de français. Une première pour une femme poète vivante.

Là, elle goûte encore le calme de cet endroit consacré à son travail. Que ce soit pour un roman, un essai, un livre de poésie ou un livret d’opéra sur Marguerite Yourcenar, son rapport à l’écriture est intimement lié au paysage. « Je suis née à Québec, en grande proximité avec le fleuve Saint-Laurent et avec les montagnes des Laurentides. J’ai grandi avec ce contact très intime avec la nature, l’autre lieu, avec les livres, de la connaissance. » Cette connaissance fondamentale, Hélène Dorion la reformule pour la faire passer, avec un équilibre fragile, dans les poèmes du livre : « Les forêts creusent/parfois une clairière/au-dedans de soi. »

Ce « sentiment océanique » d’union, connu d’elle autant par ses études de philosophie que par l’expérience sensible, elle tente de le faire goûter dans et au dehors du livre, lors de ses nombreuses rencontres, notamment avec les lycéens. « Quand un élève me dit : Ah, j’ai du mal à comprendre, je lui réponds : Si tu as l’occasion, va en forêt, apporte le livre, lis-le parmi les arbres. Fais l’expérience, touche, respire, regarde. Et si tu intègres le poème, il n’y a aucune question à laquelle tu ne sauras répondre. Le poème est une expérience immédiate et sensitive. Les réponses se trouvent avant tout dans la connaissance intérieure du texte, pas dans les analyses savantes. »

Son premier livre paraît en 1983, à la fin de ses études de philosophie. Elle est déjà nourrie des œuvres de Nietzsche, de Hermann Hesse, d’Yves Bonnefoy et de son approche de la faille et de l’épreuve comme source de fécondité. Elle est aussi très marquée par les livres du poète et philosophe québécois Jacques Brault, d’une transparence exemplaire. « Au contact de ces œuvres, j’ai compris que la langue n’était plus seulement qu’un corridor laissant passer du sens, mais aussi une matière, comme de l’argile. À ce moment-là, j’ai eu envie de prendre cette matière entre mes mains et de voir ce que je pouvais en faire. »

Une vie d’écriture débute alors. Déjà quarante ans d’une existence au plus près des mots marquée par un accueil du fragile, du doute, du flottement, contre toutes les certitudes assénées trop vite et trop fort. « Pour moi, le rôle du travail littéraire est en partie de restituer à l’être humain et au monde sa complexité. La poésie en particulier, parce qu’elle entre au cœur des nuances du langage, en restitue toutes les marges et porte ce mouvement continuel qui garde la vie vivante. »

Entrer dans un livre d’Hélène Dorion, c’est d’abord être surpris par l’extrême limpidité d’une langue, qui, comme dans un conte, nous plonge très rapidement dans une mélodie irrésistible. « Depuis mon premier livre, cette simplicité du langage est mon essentiel. J’ai commencé à écrire en me demandant ce que voulait dire le mot maison, le mot joie, le mot désir. Ces mots très simples qu’on utilise tous les jours. C’est avec ceux-là que j’ai écrit jusqu’à présent une quarantaine de livres. Ils portent toutes les nuances de l’existence. C’est le renouvellement de ces termes qu’on croyait connaître qui crée l’émerveillement. »

Encore plus que les paysages, la poésie d’Hélène Dorion, toujours en mouvement, semble vouloir préciser toujours un peu plus notre position relative au sein d’un cosmos ou les choses et les êtres parlent, dans une tractation intime avec plus grand que nous. « Il y a grande beauté dans l’inaccessible que le monde porte mais qui fait aussi partie de la quête intérieure de chacun. Je ne sais pas ce que je cherche, mais je sais que j’adore le chercher. Le sacré, pour moi, est de l’ordre de la présence attentive, du précieux, du très fragile, qu’on ne peut pas saccager parce que nous en sommes partie prenante. Le geste même d’écrire en rend compte, dans une forme à la fois d’abandon et d’accès à ce que l’on ignore encore. »

Alors que débute la 26e édition du Printemps des poètes, c’est aussi, pour Hélène Dorion, le temps d’une consécration supplémentaire. Déjà nommée, après de nombreux prix, compagne de l’Ordre des arts et des lettres du Québec et grand prix de poésie de l’Académie française en 2024, elle entre dans la prestigieuse collection « poésie » chez Gallimard, avec un volume (2) rassemblant quatre de ses précédents recueils, tous parus entre 1990 et 2000 : Un visage appuyé contre le monde, Sans bord, sans bout du monde, Les Murs de la grotte et Fenêtres du temps. « Ces premiers livres disent d’où vient mon écriture. Ils contiennent toutes les racines de Mes forêts avec toujours ce lien entre l’intime et l’universel. C’est comme s’ils plaçaient toutes mes fondations. »

Des fondations pour une maison à habiter et à transmettre au bonheur des mots : « Soudain les fenêtres ne pèsent plus/les paysages les portent comme vies plurielles/en leur parfaite destinée (…) et tu traverses les frontières du vent/que l’ombre, née d’ailleurs/a laissées en toi. » Là, peut-être se cache le secret partagé, essentiel, de ceux qui écrivent, lisent, ou écoutent de la poésie. Un partage de paroles rendant la vie non pas plus légère, mais plus ouverte. D’une radieuse intensité.

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Printemps des poètes 2025 : une édition volcanique

La 27e édition du Printemps des poètes aura lieu dans toute la France du 14 au 31 mars. Des lectures, des spectacles, des ateliers d’écriture et des rencontres scolaires se succéderont pour faire découvrir au plus grand nombre la poésie contemporaine, avec une thématique chaleureuse et énergique ayant pour mot d’ordre « La poésie volcanique ». Informations et programme complet sur le site printempsdespoetes.com

(1) Mes forêts, Éd. Bruno Doucey, 128 p., 5,90 €
(2) Un visage appuyé contre le monde et autres poèmes. Coll. « Poésie », Gallimard, 352 p., 10,30 €

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