« Ici, on crée des liens très forts » : le cimetière, un lieu pour les vivants

(Récit initialement paru dans La Croix l’hebdo n°256 du 1er novembre 2024)

À première vue, le cimetière de Montreuil, en banlieue parisienne, baigne dans le silence. Pourtant, au fil des jours, des liens se créent, du travail s’accomplit, des souvenirs s’échangent. Qui sont ces hommes et ces femmes qui peuplent, font vivre ce lieu et se préparent toute l’année pour le jour des morts ? Immersion dans un espace protégé et intime, où l’essentiel peut s’épanouir.

Par Stéphane Bataillon

Pourquoi nous l’avons fait ?
Après le monastère, une semaine au cimetière. La Toussaint, pour La Croix, est un marronnier. De ces sujets sur lesquels il faut, chaque année, apporter du neuf, de l’inédit, un autre regard. Rendre la mort vivante, en quelque sorte. On entend souvent dire que la mort est exclue de notre vie quotidienne. Alors, nous avions envie d’aller voir ce qu’il en était au coin de notre propre rue. Qui travaille dans ce cimetière situé sur le passage pour aller au collège de notre fils ? Qui le traverse ? Qui y revient ? Et que s’y passe-t-il ? En entreprenant cette immersion d’une semaine au cimetière de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, à l’écoute des vivants, je n’imaginais absolument pas entrer dans un monde, celui du funéraire, si solidaire et chaleureux. Une découverte de métiers, de parcours, de joies et de chagrins, dont on parle peu et qui vont bien au-delà des seules funérailles. Un espace, au cœur de notre vie, qui interroge chacun sur son rapport au temps, aux souvenirs et à la permanence de liens qui aident à vivre.

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Un matin d’automne. Vu de l’entrée, le cimetière de Montreuil, dans la banlieue parisienne, a l’air particulièrement paisible. Dominé par les tours des cités voisines, jouxtant le vaste parc des Beaumonts, seules les exclamations des élèves du collège public Jean-Moulin, situé juste au bout de la rue, pourrait en troubler la quiétude.

Pourtant, à l’intérieur, c’est l’effervescence. On prépare la Toussaint. « Notre année à nous, elle se termine le 2 novembre. Après, on souffle un peu ! », lance Thierry Manteau, le référent technique du lieu. Il y a encore tant à faire, à un mois et demi du jour des morts. Il faut changer, malgré le vent, le grand drapeau qui s’effiloche, tailler les rosiers, tondre le gazon entre les tombes et surtout finir de le poser sur l’ensemble du cimetière, autrefois composé uniquement de graviers.

Thierry

Thierry habite Montreuil, à deux pas d’ici. Sa mère est enterrée là, un peu plus bas. Pour découvrir le lieu, nous l’accompagnons dans sa tournée quotidienne des tombes. « On marche beaucoup ici, même avec ma petite camionnette, je fais bien mes 10 kilomètres par jour à pied. » C’est que le cimetière de Montreuil est grand. Très grand. 11 hectares divisés entre l’ancienne partie, ouverte en 1826 après que le cimetière historique de la ville – derrière l’église Saint-Pierre-Saint-Paul, à dix minutes d’ici – est devenu trop exigu, et le nouveau cimetière, ouvert en 1970, seulement séparé par l’avenue Jean-Moulin.

Thierry a 58 ans, dont pas moins de trente-cinq ans en poste dans ce cimetière. « En dix ans, on a complètement transformé le lieu en supprimant tous les produits phytosanitaires, en végétalisant et en remplaçant le goudron, autrefois omniprésent. Aujourd’hui, on termine l’engazonnement, on a planté des arbres, des massifs pérennes. La faune est revenue. C’est devenu un véritable espace vert. » Le changement ne s’est pas fait sans heurts. « Au départ, nous avons laissé la végétation reprendre ses droits. Mais cela a causé beaucoup de problèmes, et les racines ont commencé à attaquer les sépultures. Les usagers étaient furieux. On s’est fait engueuler ! On a dû apprendre et s’adapter, trouver des solutions. Il y en a eu, des nuits blanches ! »

Cet homme au sourire de bon vivant aime son métier : « Moi, ce que je préfère, c’est le contact avec les familles, avec les habitués. On crée des liens très forts. » Il s’arrête, une ombre passe sur son visage. Il se souvient d’un petit monsieur qui venait de perdre sa femme après soixante ans de mariage. Il venait tous les matins, et Thierry lui offrait le café. « Il m’avait dit qu’il m’offrirait le champagne à son anniversaire. Un jour, j’ai appris son décès. Il s’était suicidé. Le départ de son épouse était trop dur. Mais ses filles sont venues me voir. Il leur avait laissé une bouteille à me remettre. » Quelques secondes de silence. Impression fugace que nous sommes trois ici. « Des fois, on s’embrouille pour des bêtises. Côtoyer la peine des gens fait relativiser. Pour moi, c’est plus qu’un travail, c’est une chance. »

Suzy

Pause déjeuner. Le haut de l’ancien cimetière, qui longe la rue Pierre-de-Montreuil, s’anime. De jeunes collégiens rigolent, marchant en rangs serrés. Romain passe avec sa fille, élève en classe de sixième. « Quand elle était petite, nous venions souvent jouer ici à cache-cache entre les tombes. Elle a toujours été très curieuse de la mort, ça n’a jamais été un sujet tabou. »

De sa fenêtre, Suzy, 70 ans, très impliquée dans les associations du quartier, regarde, amusée, le va-et-vient des passants. Son appartement donne directement sur les tombes. « Moi aussi, j’allais y jouer avec ma petite-fille quand elle était plus jeune. » Elle est devenue propriétaire de ce trois-pièces il y a quinze ans. « Quand je suis arrivé, mes copines m’ont dit “oh là, vue sur le cimetière, mais c’est lugubre” mais moi, ça ne me fait pas peur du tout. J’ai vécu en partie chez mon grand-père, à Tourcoing. Petite, j’allais au cimetière avec lui, nous parlions des arbres. On s’asseyait et on lisait un livre. C’était un moment privilégié. Il n’était pas croyant, mais c’est lui qui m’a appris le Notre Père. Il est parti il y a cinquante ans, mais je pense toujours tendrement à lui. »

Florian

Dans cette ville ou la mixité sociale est un enjeu, le cimetière est aussi un élément du vivre-ensemble. « Pour nous, l’important c’est de créer un espace qui permette la sérénité et le recueillement, réintégré au cœur de la vie », explique Florian Vigneron, maire adjoint délégué aux affaires sociales, aux solidarités et au cimetière. « Nous tenons à l’unicité du cimetière, sans marquer des espaces différents, mais les habitants ont de nombreuses demandes. Pour les familles de confession juive, on ne doit pas être vu lorsqu’on se recueille. Nous avons donc disposé des brise-vue en forme de haies. » Pour les musulmans, c’est une question d’orientation vers La Mecque. « Parmi les musulmans qui décèdent à Montreuil, beaucoup ont vécu ici toute leur vie et n’ont plus tellement d’attaches avec leur pays d’origine. Les inhumer ici fait de plus en plus sens. »

Les familles gitanes, figures de la ville ayant participé à sa libération durant la Seconde Guerre mondiale, ont érigé des monuments funéraires plus imposants que la norme réglementaire de 2 m2 par tombe. « Le rapport particulier avec leurs défunts, caractérisé par des tombes magnifiques et des rassemblements fréquents, a parfois pu susciter des tensions. » Avec toutes ces contraintes, et une ville démographiquement très dynamique, l’idée est de ne pas avoir à agrandir le lieu, malgré les demandes toujours plus nombreuses. Dans le calme de l’après-midi, le silence apaisant du nouveau cimetière, où coexistent la majorité des tombes juives, musulmanes et gitanes ne laisse rien paraître d’éventuelles tensions. « Y a qu’au cimetière qu’il n’y a pas de guerre ! », glisse Thierry, le responsable technique des lieux, d’un ton légèrement désabusé.

Valérie

Directrice de l’environnement et du cadre de vie de Montreuil depuis trois ans, Valérie Wiart a le cimetière dans son périmètre. Elle nous reçoit dans une petite salle chaleureuse face au bureau mis gratuitement à disposition des familles pour organiser une petite cérémonie et pouvoir recevoir. « Il y a de plus en plus de gens qui ne vont pas à l’Église et pour qui la cérémonie, c’est juste devant la tombe. » La salle est une alternative. Il arrive aussi souvent que l’équipe du cimetière prenne en charge l’animation de la cérémonie, à la demande de la famille. « Au-delà des funérailles, ce lieu est vraiment pour certains un élément structurant de leur vie, je ne m’en rendais pas compte en tant que Montreuilloise avant de m’en occuper. »

Il faut donc trouver une place pour chacun. Hommes, mais aussi animaux. En bas du gigantesque monument aux morts, une plaque posée en 2021 est dédiée aux animaux morts pendant la Première Guerre mondiale : chevaux, chiens et pigeons voyageurs. « À Montreuil, où l’on veut vivre en harmonie avec les animaux, c’est important. On a aussi mis des nichoirs, des ruches. L’idée, c’est que cette grande zone non éclairée, qu’est le cimetière fermé durant la nuit, puisse devenir un refuge pour les animaux. Ici, on trouve hérissons, limaces, corneilles… On sait qu’il y a un renard, mais moi, je ne l’ai jamais vu ! »

Jocelyne

Le renard, Jocelyne, elle, l’a vu. Et plusieurs fois. « Il vient souvent par ici, près de la tombe de mon mari. Parfois c’est comme s’il m’attendait. Nous nous regardons dans les yeux. Il est très beau, avec une fourrure argentée. » À 91 ans, elle vient ici deux fois par semaine, avant de faire les courses, accompagnée par son aide à domicile, Oumou. Elle s’assoit quelques minutes sur le banc pour prendre le soleil avant de monter les quelques marches qui la séparent du columbarium, acheté 300 €, où sont placées les urnes de son mari et de son fils, tous deux partis avant elle. « Il reste une place pour moi. On sera tous réunis, ce sera bien. »

Elle ne veut pas se faire photographier. « Oh non, plus à mon âge ! » Dommage, tant son visage capte la lumière. Les mains ? « Les mains, oui, je veux bien. » Son rire se mêle à celui d’Oumou. Elles semblent très complices et heureuses d’être ici. Pour Oumou, 33 ans, musulmane d’origine malienne, franchir la porte n’a pourtant pas été simple. « La première fois que je suis venue, j’ai pleuré. J’ai eu des décès dans ma famille mais je n’étais jamais entrée dans un cimetière. Les columbariums, c’était une découverte. Ça m’a fait vraiment bizarre, mais c’est paisible ici. Et ça fait du bien à Jocelyne. » Il ferait presque chaud dans ce cimetière ou le soleil revient tout juste après une averse matinale. « Grâce à elle, je ne suis pas seule, c’est vraiment une chance. »

René

En contrebas, un homme s’affaire entre deux tombes. René Abadie a les moustaches impeccablement taillées et l’œil malicieux. Grand habitué du lieu, il veut bien nous parler : « Mais attention, La Croix, ça ne va pas vous faire plaisir ! » Ah ? Et pourquoi donc ? « Moi je suis un tradi. De Saint-Nicolas (du Chardonnet, paroisse traditionaliste parisienne, NDLR), ce n’est pas votre tendance ! Mais je suis ouvert, je peux discuter… », révèle-t-il sur un ton jovial. Nous passons outre nos divergences théologiques dans un éclat de rire.

Il a 81 ans mais en fait largement dix de moins. Il est né, a grandi et habite toujours dans un chalet tout en bois à Robespierre, à deux stations de métro d’ici. « Il date de 1920 ! » Son grand-père, son père et son frère sont tous enterrés ici, dans des tombes à proximité. Il connaît le nouveau cimetière depuis sa création et la tombe de son grand-père, pupille de la nation, est l’une des premières posées, sur la première rangée à droite de l’entrée. « Moi je ne suis pas pour la crémation. On fait comme nos ancêtres. Ici, c’est le repos en attendant la résurrection ! » Il a pu observer la transformation du cimetière, l’affluence nouvelle venue en même temps que les espaces verts. « Avant il n’y avait presque personne. » Mais il lui arrive encore de trouver le nouveau gazon « pas pratique. Lorsqu’il pleut, ça fait de la boue ! » Difficile de contenter tout le monde.

Karim

Près d’un imposant gisant ressemblant à une antique tombe royale, Karim, sweat à capuche sur la tête malgré le soleil, est assis sur les marches d’un caveau familial. Il dit venir de Toulouse, avoir eu des problèmes, être pourchassé. Il nous parle d’araignées mortelles venues d’Australie. Dans le cimetière ? « Non, mais dans les villes, il y a des choses qui ne sont pas dites. » Il nous avoue être sans domicile fixe. Il vient ici presque chaque jour depuis la fin du Covid. « Avant, ici, c’était lugubre. Maintenant qu’ils ont mis du gazon, c’est beaucoup mieux, et le matin, on entend les rouges-gorges, c’est beau. » Écouteurs dans les oreilles, il vient là pour savourer de la musique, « sans rien déranger », et nous indique les tombes remarquables, dont celle de la famille de Georges Méliès, génie du cinéma. Si les studios se trouvaient à Montreuil, la tombe, elle, est au prestigieux Père-Lachaise.

Corinne

De retour au bureau de la conservation, Corinne, responsable du service, est soucieuse. Sa mère est en train de partir. L’habitude de la mort ne change rien à la tristesse. Voix douce, elle prend quand même le temps de revenir sur son parcours. Elle est arrivée ici il y a quarante-deux ans, entrée aux services de la ville suite à une élection prud’homale. « Lorsqu’on m’a dit que j’étais affectée au cimetière, je suis devenue blanche ! Mais finalement, j’ai préféré ça à être en mairie. »

Une part non négligeable de son travail consiste, de concert avec Thierry, à s’occuper de la gestion des concessions et de leurs reprises éventuelles. « C’est important une sépulture, rappelle -t-elle. C’est une propriété privée. Il faut l’entretenir, car nous, nous n’avons pas le droit d’y toucher. » Mais aujourd’hui, les gens viennent beaucoup moins visiter leurs morts qu’avant. « Ils prennent généralement des concessions courtes, de dix ans, aussi pour des questions d’économies. » Corinne tente toujours de prévenir les familles de la fin de leurs concessions. Chaque 1er novembre, pour la Toussaint, l’équipe met un petit écriteau sur les tombes concernées : « Cette concession est échue. Merci de vous adresser au bureau de la conservation. » « Personne n’aime voir ça. Ça la fiche mal par rapport à la famille, à sa propre culpabilité, analyse -t-elle. Certains vont même jusqu’à déplacer l’écriteau… sur la tombe d’à côté ! » Des courriers sont également envoyés aux adresses disponibles. « Mais sur 500 envoyés, 350 reviennent. »

Clémence

Un grand éclat de rire résonne soudain : « J’ai encore reçu des lettres qui vous étaient destinées ! », lance Clémence en entrant dans le bureau. Elle passe comme souvent dire bonjour à l’équipe. À 23 ans, Clémence Cazin est conseillère funéraire et tient l’agence Roc Eclerc située à cinq minutes à pied, entre ici et la mairie. La très grande majorité des obsèques que Clémence organise, jusqu’à quatre par semaine, se terminent par une inhumation au cimetière. « Je vais assister à chaque départ, sauf impossibilité. J’ai besoin de voir (le cercueil de) la personne que j’enterre, et la famille sait que je me suis déplacée pour eux. Je pourrai très bien rester en agence, mais j’en ai besoin. Quand je passe à côté de ceux que j’ai enterrés dans le cimetière, ça m’arrive même de leur dire bonjour. C’est une vraie relation. »

Les liens tissés avec les autres acteurs du funéraire autour du cimetière sont à la base de son travail. « Pour organiser des obsèques, il faut passer entre 10 et 15 coups de téléphone. C’est très lourd. Sans le funérarium, le cimetière, l’hôpital André-Grégoire de Montreuil, le service décès de la mairie, le marbrier, on ne fait rien. Si on ne s’entend pas tous bien et si on ne se fait pas confiance sur la qualité de notre travail, toute l’organisation se grippe. Les familles sentent qu’on se connaît tous, ça les rassure et les détend. Sans ces liens affectifs, ce travail ne serait que de l’administratif. »

Si elle aime travailler seule dans son agence, Clémence connaît les risques du métier. « Dans le milieu, on sait que beaucoup finissent en dépression ou en burn-out. Pour éviter ça, il ne faut jamais hésiter à discuter avec ses collègues. Ce sont aussi mes amis. Il y a une grande solidarité entre nous tous. On voit des choses tellement dures, qu’on ne peut pas toujours dire à ses proches… » Avec les familles aussi, les liens se prolongent parfois au-delà des funérailles. « Ici, il y a une vie de quartier. Dans la rue, au restaurant, on se dit bonjour, avec ce souvenir des moments particuliers qu’on a partagés ensemble. C’est du concret qui résiste à la mort. » Comment ? « On profite. On profite de la vie. »

Xavier

Aujourd’hui, malgré la pluie, le cimetière vit une joyeuse révolution. Xavier Jeanne arrive dans l’équipe. En costume impeccable, il parle avec une voix très calme, sans aucun stress. Étonnant pour un premier jour. C’est qu’à 39 ans, il est loin d’être novice dans le funéraire : Il a commencé à 19 ans, et en deux décennies, il a touché à tout. Porteur, ambulancier… jusqu’à devenir, il y a trois ans, directeur régional des agences Roc Eclerc. Il s’étonne de la précision du plan informatisé du cimetière, permettant de connaître immédiatement, à partir d’un nom ou d’un numéro de concession, l’emplacement et l’état de chaque tombe dans une reconstitution photographique très réaliste. « C’est Thierry qui a dessiné et documenté chaque emplacement à partir des photos de Google Earth. Ça lui a pris des années », dit Corinne avec admiration.

« Il est grand ce cimetière, j’ai peur de ne pas m’y retrouver tout de suite », s’inquiète Xavier, pris soudain d’une légère panique. Lassana, adjoint technique territorial, intervient et l’entraîne dehors. Elle lui explique l’organisation du lieu en division numérotée et la manière de compter les allées. L’arrivée de Xavier n’est pas anodine. Thierry et Corinne prendront bientôt une retraite bien méritée. Xavier est là pour, peut-être, prendre la relève. Il nous raconte ce que pourrait être le futur des cimetières. Déjà, il est possible de mettre un QR Code sur la tombe pour accéder à un livre de condoléances. Demain, on pourra associer à chaque tombe un ensemble de données pour se souvenir du défunt : des vidéos, des textes, des chansons.

Lassana

À 40 ans, Lassana Shako est déjà passé par le cimetière de Montmartre et du Père-Lachaise. Il s’est formé au jardinage et peut désormais intervenir et superviser le travail des équipes. De confession musulmane, il vient du Sénégal, du département de Bakel et appartient à la communauté des Sonikés. Il adore son cimetière mais sait déjà qu’il ne demeurera pas ici éternellement.

« Dans mon village, il y a tout un système pour financer les obsèques collectivement. » Comme tous les siens vivant en France, il cotise chaque mois 40 € à une entreprise de pompes funèbres spécifique, Maison Dulac, liée à sa communauté. « Quand je décéderai, mon corps sera transféré pour être enterré là-bas. » En attendant, Lassana prend particulièrement soin de ce lieu et de ceux qui y passent. Avec une grande discrétion, il facilite la fluidité de chaque convoi, s’assure du bon respect des horaires pour que le marbrier, qui doit refermer la tombe, ne rentre pas trop tard chez lui. Il fait corps avec ce lieu. Avec une sérénité chaleureuse.

Mathieu
Nous franchissons une frontière et traversons, depuis l’ancien cimetière, la large avenue Jean-Moulin pour arriver à un lieu insoupçonné : le funérarium, ou maison funéraire. C’est Clémence qui nous a conseillés de venir ici pour rencontrer Mathieu Blirando. À 35 ans, c’est l’un des deux agents dédiés à ce lieu géré par le groupe OGF, les anciennes Pompes funèbres générales. La bâtisse blanche fait penser aux célèbres maisons-bulles des années 1960 de l’architecte Pascal Häusermann. Il accueille 1 000 défunts par an, décédés le plus souvent à l’hôpital ou au domicile. C’est ici que l’on procure des soins aux corps, qu’on fait leur toilette et qu’a lieu la fermeture du cercueil avant le départ vers l’église, le cimetière ou le crématorium.

Quatre salons sont prévus pour que les familles puissent venir se recueillir durant les jours précédant les funérailles. « C’est vraiment le point de départ des obsèques », lance Mathieu. Il a moins de relations avec le cimetière qu’avec les pompes funèbres. Depuis ses débuts dans le monde funéraire en 2019, il a fait d’abord de la marbrerie, a été porteur, puis est devenu chauffeur avant d’arriver au funérarium. Au début, il ne voyait que les cercueils. « Quand j’ai commencé à toucher les corps, c’était un peu délicat, mais ça ne m’a pas plus choqué que ça. On sait très vite si on va rester ou pas dans ce métier. Si on commence à faire des cauchemars toutes les nuits, il faut en parler. »

Il aime prendre son temps pour bien préparer les défunts, qui restent ici six jours en moyenne. « Je fais comme si c’était quelqu’un de ma famille, j’ai l’impression de me rendre utile. » Autour de lui, les amis sont toujours très curieux de ce métier. « La question qui revient souvent c’est : “Est-ce que tu as vu ou entendu des choses bizarres ?” » Il s’en amuse. Mathieu n’a rien vu… Quoique. « J’ai souvent remarqué une chose sur certains défunts pour lesquels j’ai fait la toilette. Après avoir été vus par leur famille ou les personnes qu’ils aimaient, il arrive que, quand on les récupère pour les mettre au frigo, on trouve leur visage un peu changé, avec un léger sourire qu’ils n’avaient pas auparavant. Peut-être que, dans son long sommeil, il ou elle est content. »

La pandémie du Covid a été un moment très éprouvant. « C’était violent, surtout pour les familles empêchées de voir les corps. Mais aussi parce que tout le monde applaudissait les médecins mais pas les pompes funèbres, alors que nous étions là non-stop sur le terrain et que beaucoup d’entre nous ont attrapé la maladie. Ça, ça m’a blessé. »

Élisabeth

Il fait beau aujourd’hui. Élisabeth de Saint-Esprit vient ici tous les matins pour arroser les rosiers plantés en pleine terre sur la tombe sans monument de son époux, décédé après quarante-trois ans de mariage, il y a quatorze ans. « Je sais bien qu’il n’y a plus que ses os, que son esprit n’est pas là, mais son cœur, si. Le corps de la personne que vous avez aimé est là. Il est lié. » D’origine portugaise, Élisabeth est catholique, très croyante. Mais aujourd’hui, elle aime mieux prier ici, dans le cimetière, que dans une église. « Je suis sûr que ceux qui entrent ici sont pleins de douleur et entendent le chant des oiseaux. Ici, c’est l’église de Dieu. J’aime énormément ce lieu. »

Il y a plusieurs années, un homme de 75 ans est venu se recueillir sur la tombe de sa femme, situé juste à côté. Il s’étonne alors de la bonne santé des fleurs déposées à sa dernière visite. « Je lui ai dit que c’était moi qui les avais arrosées. Que ça ne coûtait rien d’être humain. Il m’a remerciée chaleureusement, et il est reparti. » Le lendemain, elle trouve un petit papier glissé devant la pierre tombale. Il était écrit : « Est-ce qu’on pourrait aller prendre un café ? » « Nous sommes restés amis douze ans, et lorsqu’il a eu la maladie d’Alzheimer, j’ai fait le lien avec son fils, en province. » Les rosiers sont magnifiques. C’est, sans doute, la plus belle sépulture du cimetière. Élisabeth a les larmes aux yeux. « C’est ici ma dernière demeure. Et même si mes enfants ne viennent pas me voir, puisque l’usage se perd, j’aurai les fleurs de Dieu. » Nous redescendons vers le cimetière, différents, transportés par le murmure d’une brise légère.

Élie

Nous tombons sur Élie. Lui aussi vient voir une tombe. Pas celle d’un de ses proches, ni celle d’une connaissance. En réalité, cette tombe n’existe même pas encore tout à fait. Elle est en train d’être creusée, et Élie vient voir si tout se passe bien. Il est venu avec son vélo, cheveux en bataille et large sourire, on le sent néanmoins un tantinet stressé. Habitant à Montreuil, il est maître de cérémonie indépendant. C’est la toute première fois qu’il va officier ici, dans sa ville. « J’ai fait une formation classique d’assistant funéraire, mais j’ai vite été mal à l’aise avec le côté business. » La question de la place de la mort dans nos sociétés le passionne. « Autrefois, les cimetières étaient au centre des villes, collés aux églises, la mort faisait partie du quotidien. Ils ont été petit à petit repoussés des centres, jusqu’à se retrouver exclus en périphérie. Cela dit beaucoup de notre désir collectif de mettre la mort à distance, de ne plus avoir à la regarder en face. Je pense que pouvoir en parler simplement et changer l’imaginaire qui lui est attaché est essentiel. »

D’habitude, Élie, qui a ses racines en Bretagne, travaille avec une entreprise de pompes funèbres coopérative à Rennes, constitué de trois salariés et demi et de bénévoles. Écrivain et chanteur, cet artiste multifacettes de 40 ans organise des cérémonies une dizaine de fois par an, à côté de ses autres activités : « On est dans la vie, on entre en empathie très vite avec les gens, les proches qui nous racontent leur histoire familiale et disent très vite : “Mais je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça.” La mort, c’est le lieu du récit. Les gens se livrent comme jamais et c’est cette matière qui me passionne. »

Sammy et Paul

Dans la partie haute de l’ancien cimetière, trois moniteurs encadrent une dizaine de travailleurs sociaux de l’Établissement et service d’aide par le travail (Esat), situé à deux rues de là. Depuis 2008, ils sont au jardin d’avril à décembre. Ils ont entre 18 et 65 ans et travaillent en moyenne six heure trente chaque jour. Certains ont œuvré à la blanchisserie des derniers Jeux olympiques. L’équipe ratisse les feuilles d’automne en attendant que la tondeuse des 6 agents polyvalents du cimetière passe. Sammy est enthousiaste. « Au départ, comme tout le monde, j’avais un peu d’appréhension. Mais l’ambiance est très bonne et l’équipe du cimetière est vraiment accueillante ! » L’objectif : que le cimetière soit impeccable pour le 1er novembre. Quand un convoi passe, l’équipe s’arrange pour aller travailler ailleurs. « On arrête la souffleuse, on est très attentif à tout ça », dit Paul Picard, l’un des deux moniteurs encadrant le groupe.

Bernard

Justement, c’est bientôt l’heure du convoi mené par Élie. Il arrive de l’église Saint-Pierre-Saint-Paul, où une cérémonie sobre a été tenue. Un proche arrivé en avance, guitare à la main, attend que la foule se rassemble et lance, comme convenu avec Élie et la famille, quelques notes douces. Élie s’active. Il place des portraits du défunt, l’acteur et metteur en scène Basile-Bernard de Bodt, en amont du cercueil. Chacun est invité à dire quelques mots. Les notes d’Imagine de John Lennon, enveloppent l’assistance. Quelqu’un parle d’une « joie de résistance », un autre cite un texte tiré d’une de ses dernières pièces. « Une cérémonie, c’est un récit de vie qui peut et doit continuer de circuler », explique Élie.

Autour du cercueil, ceux qui le veulent se mettent à danser. Un bébé tape en rythme sur son berceau et une abeille se pose sur une vieille croix en bois. Vivants et morts, faune et flore, tout le lieu, soudain, semble battre au même rythme. D’autres prennent un marqueur pour inscrire à même le bois, non verni, quelques derniers messages. Enfin, chacun, aidé par Lassana, se glisse entre les stèles pour lancer dans la nouvelle tombe quelques brins d’herbes sauvages ou aromatiques. Le temps est compté. Élie doit y veiller sans mettre la pression « une heure et dix minutes pour se séparer de quelqu’un, ce n’est pas gigantesque, mais ici il y a une souplesse. C’est beaucoup plus serré lors des crémations. » Quelques mots pour finir, aux portes du cimetière. Tout le monde est en cercle. Élie demande : « Que pouvons-nous dire à Bernard ? » Dans un regard transperçant la tristesse, tout le groupe se met à regarder le ciel et à crier un grand « Au revoir » ! Élie conclut : « Merci, à travers tous vos mots, de m’avoir, à moi aussi, permis de le rencontrer. » Le soleil inonde littéralement, pour quelques minutes, l’assemblée.

« Une cérémonie comme ça, je n’en ai jamais vue ! », avoue Lassana en allant fermer les portes du cimetière quelques minutes plus tard, juste après que le marbrier a recouvert le cercueil de terre. Il est temps de se saluer. Cette Toussaint sera pour nous forcément différente. Plus douce, plus apaisée. Revient cette parole de Thérèse d’Avila : « Ô mort, je ne sais pas comment on peut te redouter, puisque c’est en toi qu’est la vie ! »