< Entretien initialement paru dans La Croix L’Hebdo du 8 août 2020 >
L’Hebdo vous propose une série d’ateliers d’été, en s’appuyant sur le savoir ou l’expérience d’une personnalité. Conteuse depuis quarante ans et formatrice reconnue à cet art de la parole, Muriel Bloch livre les clés d’un ailleurs qui nous ouvre ses portes avec un simple « il était une fois ».
Propos recueillis par Stéphane Bataillon
Sa maison ressemble à une drôle de caverne d’Ali Baba, où se côtoient masques colorés, belles boîtes de sardines par centaines, et livres à foison. Des souvenirs et leurs histoires venus des quatre coins du monde, collectés au fil des découvertes de cette exploratrice de la parole. Sur scène, à la radio, à la télévision, sur disques ou dans l’un de ses 50 livres publiés, Muriel Bloch n’a jamais cessé de raconter. Au début des années 1980, elle a fait partie du grand mouvement de revalorisation du conte en France, aux côtés d’Henri Gougaud, Bruno de La Salle ou Catherine Zarcate. Un mouvement que l’on a appelé le « renouveau du conte ». Très investie dans la formation des bibliothécaires et aspirants conteurs, elle anime toujours séminaires et ateliers sur le sujet, notamment à la Bibliothèque nationale de France. Elle nous livre quelques secrets de cet art à la fois simple et ancestral, en résonance intime avec notre quotidien.
La Croix L’Hebdo : Comment devient-on conteuse ?
Muriel Bloch : Par hasard ! À la fin des années 1970, je travaillais au tout jeune centre Pompidou comme médiatrice pour enfants. Un peu à la dernière minute, on m’a demandé de raconter des histoires dans le cadre d’une exposition, « Ulysse, Alice, Oh hisse ! ». J’y ai fait la rencontre de Bruno de La Salle, qui a beaucoup œuvré pour la revalorisation du conte à cette époque. De fil en aiguille, le téléphone a commencé à sonner, on nous a proposé une émission autour des contes sur France Culture… Je ne savais pas trop quoi faire de ma vie. Mon rêve, c’était plutôt l’ethnologie, un peu bouchée, et la littérature, mais je n’avais pas assez de discipline pour écrire. Raconter, c’était à mi-chemin entre les deux. Par ailleurs, mes études à la fac portaient sur le récit dans le cinéma expérimental. Le conte finalement, c’est le cinéma du pauvre, le travail sur les images est fondamental. Je me suis dit qu’il y avait là une matière passionnante et un moyen d’apprendre le monde. C’était parti !
Pourquoi a-t-on besoin de ces histoires ?
M. B. : Elles permettent la communication autour d’un questionnement fondamental sur le monde. Une relation qui provoque réconfort et inconfort. Ça caresse et ça secoue, il y a toujours les deux mouvements. En général, quand le conte commence, un héros ou une héroïne sont dans la mouise (mal aimés, jalousés, en danger de mort, sous le coup d’un sort…) et doivent trouver le moyen de s’en sortir. Les contes populaires sont des récits fortifiants qui proposent toujours une solution, dans une logique imparable. C’est pour cela, je crois, que les gens en sont friands, notamment durant la période de confinement que nous venons de vivre.
À l’heure du succès mondial des séries télévisées, le conte n’est-il pas un objet dépassé ?
M. B. : Non, car ces histoires contiennent des émotions très fortes, alors que, paradoxalement, elles décrivent des sentiments très simples, avec des personnages qui ne sont souvent même pas nommés. Mais ces personnages sont confrontés à l’action et doivent agir pour transformer quelque chose dans leur vie. Et ça, c’est fondamental. Quand les enfants me demandent « C’est vrai ? » à la fin d’un conte, je leur réponds : « C’est une vraie histoire. Vous avez eu peur, vous avez ri, j’en ai même vu qui pleuraient. » Le conte, c’est un réservoir d’émotions vraies. C’est la force du conteur de les faire exister avec peu de mots et sans développement psychologique.
Le conte n’est donc pas une fuite dans un monde imaginaire ?
M. B. : Ah non ! Il n’y a pas la vie d’un côté et le conte de l’autre ! Rendre concret l’imaginaire, c’est tout le talent du conteur. Et le réconfort du conte n’est pas du tout infantilisant, ce n’est ni un doudou, ni un refuge. C’est souvent dur, comme est la vie. Mais le conte redonne confiance si on sait l’écouter. Il nous livre quelques règles immuables pour nous aider.
Lesquelles ?
M. B. : D’abord, celle de savoir poser le problème. Par exemple, le héros a un père malade qu’il va falloir guérir. Le héros n’ayant aucune idée de la manière dont il va s’en sortir, il se met en route, parce qu’il faut se déplacer pour réveiller sa chance. Il faut partir. Deuxième règle : accepter de dire où tu vas et demander de l’aide, car dans la vie, si tu n’es pas aidé, c’est trop difficile. Dans les contes, ça marche avec la rencontre d’autres personnages. Le héros leur fera confiance ou pas, apprendra à discerner leurs intentions, et leur racontera ce qui lui arrive. Alors on lui propose un conseil, de l’aide auprès d’autres qui savent, qui ont du pouvoir . Par exemple, où aller chercher la pomme qui va guérir son père, loin, dans un autre pays, dans un autre monde.
Souvent, c’est le début d’une série d’épreuves qui se répètent…
M. B. : C’est vrai. Surtout dans les contes merveilleux. Les plus longs, ceux qui nous font côtoyer l’autre monde. Ces épreuves sont souvent au nombre de trois parce que c’est le temps nécessaire : avant de réussir, comme dans la vie, il faut tenter puis changer quelque chose quand ça rate. Ce sont des récits d’apprentissage, où l’on passe de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à l’âge adulte, avec les casseroles de ceux qui ont précédé. Il faut que le héros soit porté par une mémoire de quelque chose qui a eu lieu, qu’il vit et qu’il va revivre pour pouvoir se transformer ensuite. Il n’est plus le même à la fin du conte.
On voit fleurir aujourd’hui, dans le domaine du développement personnel, des thérapies par le conte…
M. B. : Oui… Il y a des gens qui attendent sans doute trop du conte. Les récits de sagesse ont le vent en poupe ! Mais il faut garder cette notion de plaisir, de communication et non d’utilité. Les contes étant des récits profanes par rapport aux mythes, peut-être que de nos jours, pour remédier à l’absence de sacralité des récits, certains y recherchent-ils des réponses lors de périodes difficiles de leur vie. Le conte reste une fiction, même si c’est une fiction qui résonne. Mon boulot consiste juste à le raconter le mieux possible. Je ne suis ni guérisseuse ni gourou. Ce que j’adore, c’est quand des enfants regardent leurs parents écouter un conte, ce partage d’écoute entre générations est très opérant.
Que faut-il pour devenir conteur ?
M. B. : Conter, ce n’est pas lire des textes. C’est transmettre une mémoire et une expérience de la vie. C’est un art de la transmission. Les conteurs traditionnels renforcent des valeurs communes avec des récits qui appartiennent à des cultures particulières. Lorsque je me suis cherché une légitimité, je me suis tout naturellement adossée à ma culture juive, en commençant par des contes du quotidien qui jouent sur le non-sens et demandent juste un sens pratique. Une bonne école pour moi, qui était désordonnée ! Dans ces contes, il faut préparer la chute pour, après avoir mis le monde à l’envers, pouvoir le retourner. Ensuite, j’ai commencé à chercher des contes d’un peu partout et osé les contes merveilleux, et proposé un point de vue personnel. Ma grande chance fut de rencontrer Luda Schnitzer, traductrice et auteure, je l’ai choisi comme « ma mère des contes » ; elle m’a ouvert de nouveaux mondes, de nouvelles géographies : le Caucase, l’Asie centrale, la grande Russie.
Faut-il connaître beaucoup de contes avant de se lancer ?
M. B. : Ça dépend, certains conteurs ont un répertoire limité mais qui est un morceau de bravoure. Moi je suis boulimique, curieuse des autres cultures, et mon répertoire augmente d’année en année. Je considère aussi qu’il faut être capable de raconter à tous les publics. Et si possible, s’essayer à différents genres. Tu dois connaître des épopées, (la mienne, c’est l’Iliade), des contes merveilleux, des fables, des légendes ; des histoires de fous sages, des très courtes à l’apéritif si on te le demande, et surtout que tu saches faire des adaptations selon le terrain où tu dois conter. Il faut pouvoir changer ton fusil d’épaule. Si on te dit que, pour une séance de contes, tu as des pré-ados de 12 ans et qu’une fois sur place tu découvres que ce sont des gamins de 5 ans, ce n’est pas la même chose.
Quelle est la place des formules comme « Il était une fois » ou « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » ?
M. B. : Elles sont fondamentales et varient suivant les cultures. J’aime particulièrement la formule d’Afrique du nord : « Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil. » Le conte est un rituel, et la formule marque son début, le passage du réel à l’histoire. Au théâtre, on a le lever de rideau. Cela installe aussi la relation du conteur avec son public dans une culture commune. Aux Antilles, lorsque le conteur dit « Est-ce que la cour dort ? », le public sait qu’il doit répondre « Non, la cour ne dort pas ! ». Et lorsque tu as fini, une autre formule de conclusion telle que « Je remets le conte là où je l’ai trouvé » en Afrique de l’Ouest, dit bien que la fiction est terminée. C’est une forme de politesse, de respect pour l’histoire, qui a toujours un cadre.
Il y a d’autres points de repère de ce type ?
M. B. : Oui, à l’intérieur du récit merveilleux, on trouve aussi les formulettes. Ce sont les signes de reconnaissance, sa petite musique. Fréquentes dans les contes de Grimm. Quand j’entends « tire la bobinette et la chevillette cherra », je sais que je suis dans Le Petit Chaperon rouge, version Perrault. Ces formulettes ne sont pas placées n’importe où dans l’histoire. Elles sont comme un chœur qui souvent annonce un danger possible. Elles caractérisent aussi certains personnages, comme un leitmotiv d’opéra. Les contes populaires de la Caraïbe, du continent africain, s’accompagnent en général de chants.
Comment raconter un conte venu d’ailleurs ?
M. B. : Il faut préciser les images pour le rendre compréhensible à un auditoire qui n’a pas les codes de cette culture-là. Il y a là un gros travail et une responsabilité d’apporter du mieux. Traditionnellement, on dit : « Je te donne mon histoire, mais à la condition que tu la racontes mieux que moi, ou autrement. Sinon, tu fermes ta bouche ! »
Et pour cela, est-ce nécessaire de comprendre sa signification profonde ?
M. B. : C’est important de savoir de quoi parle un conte, mais ça t’échappe. L’interprétation, même brillante, comme celle de Bruno Bettelheim, ce n’est pas ce qui permet de raconter. Je suis contente de savoir que c’est cohérent, je vérifie que ce que je raconte a du sens, et c’est très important, mais ce sens ne m’appartient pas. Au fond, ce n’est pas à moi de le dévoiler.
Quelles sont les étapes pour travailler un conte que l’on choisit de raconter ?
M. B. : Il faut regarder attentivement son mouvement. Il y a toujours un pourquoi aux actions, aussi étonnantes soient-elles. Parfois il y a des résidus de rituels anciens que l’on ne comprend pas, mais il ne faut pas pour autant les écarter. Il faut être soucieux des sources que l’on utilise. Quelquefois, un conte me plaît dans une version pour enfant insipide mais où il y a une image qui me frappe. J’essaie alors de voir si je peux remonter à sa source. Si c’est un conte chinois, je sais qu’il y a de bons collecteurs de contes, comme Pu Songling, l’équivalent de Perrault. Il m’est arrivé de reconstituer complètement un conte. J’ai trouvé ses ruines et puis, grâce à la fréquentation régulière de ces récits, je me suis dit : tiens, il y a un motif que je reconnais.
Un motif ? C’est quoi ?
M. B. : C’est une image singulière que l’on retrouve sans cesse d’un conte à l’autre, comme un motif de tapis. Elles permettent d’identifier le conte comme un matériau traditionnel. Le motif de la pétrification par exemple : un héros qui sait quelque chose pour faire avancer le récit mais qui ne peut pas parler sous peine d’être changé en pierre. Il y a un conte de Bourgogne comme ça, Papa Grand Nez, avec la formule « Cric crac qui dira, pierre deviendra ».
Mais comment mettre de soi dans le conte lorsqu’il ne vient pas de sa culture ?
M. B. : La question est comment ne pas tomber dans l’appropriation culturelle. On peut faire un travail de transposition. J’ai ainsi transposé le cadre champêtre suédois d’un conte nordique à Dakar. J’ai pris des motifs que j’ai complètement réécrits, sous le titre La Petite Marchande de soleil, où un prince écossais se transforme en chanteur à succès genre Youssou N’Dour, une petite bergère en marchande de journaux, avec des objets magiques, pas une pierre, mais un miroir à la façon sénégalaise. J’ai réussi, mais parce que j’avais fait le voyage à Dakar, je travaillais avec des musiciens africains. J’ai eu le souci qu’on ne raconte plus l’Afrique de l’Ouest du lion et de la savane mais de la ville africaine d’aujourd’hui. Je l’ai fait, avec des personnages de femmes africaines inspirés par celles que j’ai rencontrées lors de mon voyage.
Cette transposition marche toujours ?
M. B. : Parfois ça résiste, parce que les cultures ne sont pas interchangeables. Un conte de chasseur est toujours chamanique par exemple, c’est la vie, la mort et le lien avec l’animal. Si on remplace le chasseur par un conducteur de bus, ça ne marche pas, la fonction du conte n’a plus de sens. De même pour les fins. On ne les change pas comme ça. Autre exemple : si un enfant aime les chevaux, tu vas vouloir lui raconter un conte de chevaux. Où aller le chercher ? Pas chez les Japonais, c’est une île, ce sont des pêcheurs. Par contre, si on va dans les plaines d’Asie centrale, là on trouve de beaux contes avec les chevaux. Les contes africains posent des questions d’ordre familial qui ne sont pas forcément les mêmes qu’un conte populaire anglais. La question de la polygamie, de la jalousie des coépouses y est présente. Par contre, les sentiments humains sont universels. On trouve une Cendrillon au Niger ou à Naples, parce que la maltraitance familiale, hélas, est le lot de tous les humains.
Comment testez-vous vos contes ?
M. B. : Quand j’ai choisi un conte, je l’essaie toujours auprès d’un proche, au bistrot, au téléphone, en voiture… Tant qu’il marine dans ta tête, tant qu’il n’est pas sorti, ça ne va pas. Il est toujours destiné à quelqu’un, ne serait-ce que pour tester la qualité de la trouvaille. J’ai besoin d’un interlocuteur, grand ou petit, je travaille beaucoup avec la musique, il y a de nombreux essayages oraux. Avant, j’écrivais énormément. Désormais, je ne fixe que des formulations rythmiques ou des rendez-vous dans le texte qui doivent être précis. Je n’apprends jamais rien par cœur. Il faut que cela vienne assez librement. Comme si chaque fois, c’était la première fois.
Y a-t-il des « trucs » pour raconter ?
M. B. : Ne pas en faire toute une montagne et garder une grande simplicité. Vivre son histoire, avoir envie de la partager ! Se faire confiance. Il faut une grande simplicité pour intéresser quelqu’un. Il ne faut pas endimancher le conte par trop de mots, trop de descriptions par exemple, marque de la littérature écrite. Et en même temps lui donner une forme, une beauté, qui fait que ce n’est pas un récit de tous les jours. Il a besoin d’être bien habillé ! Ne jamais mettre son humour de côté aussi… Quand un conte est dans un livre, il attend qu’on le réveille. Tant qu’il n’est pas dit, le souffle n’est pas passé. Plus ça va, plus je comprends que ça ne passe pas par la tête mais par le corps. Si on entend le texte, c’est foutu. Si l’auditeur n’arrive pas à retenir quoi que ce soit d’un récit, c’est qu’il est mal raconté, que la transmission ne s’est pas faite.
Comment éviter ça ?
M. B. : Il faut prendre le temps. Moduler la voix, avec les silences, les respirations nécessaires pour poser ce que tu viens de dire. Que l’image s’installe. Ne pas donner l’impression de réciter, de débiter. Trouver sa musique. C’est de la musique. Si ça va trop vite, c’est que tu débites. Quand tu dis que ton héros vient de tuer le dragon et que tu viens de couper ses langues, il faut prendre un peu le temps de les regarder ! Souvent, il n’y a pas assez de silences lorsque l’histoire est un peu neuve en bouche. Les silences, ça s’apprend. Quand tu es sûr de ce vers quoi tu vas, tu les places bien.
Il faut avoir un talent d’acteur ?
M. B. : Non, ce n’est pas nécessaire. Rester soi et surtout rester au service de l’histoire. Oser le regard. S’amuser si on a une certaine aisance, à faire des voix par exemple comme dans Boucle d’or et les trois ours. Surtout être présent à son auditoire. Et quand ton héros est au fond d’un trou, tu le vois au fond du trou, c’est toi qui vas devoir le sortir de là. Il y a la nécessité de croire à ce que l’on dit. J’ai formé beaucoup de conteurs et de bibliothécaires. Certains voulaient vraiment devenir conteurs professionnels, mais cela ne se peut pas à tous les coups. Certains n’ont pas le b.a.-ba de la relation à l’autre. D’autres sont géniaux : dès qu’ils commencent à raconter, ils sont « là ». On les écoute avec bonheur.
Y a-t-il des auditoires plus difficiles que d’autres ?
M. B. : Les plus petits. Ils sont très exigeants. Pour moi, qui fais plein de méandres, il faut des structures de phrases simples, pas trop d’adjectifs, une répétition, il faut être très musical. Ils n’ont pas la politesse des plus grands. S’ils s’ennuient, tu le vois tout de suite. Pour moi, ce public, c’est l’école du conte.
Quand raconter à ses enfants ou petits- enfants ?
M. B. : C’est important de trouver le bon moment. Il faut instaurer un temps entre l’enfant et l’histoire, comme un vrai rituel. Ce peut être toujours le même. C’est vrai qu’on raconte plutôt les histoires lors du coucher, ça apaise, mais parfois on est pressé, on bâcle un peu tout, ou alors l’enfant est trop fatigué. Il ne faut pas hésiter à reporter. À l’écoute de ses enfants, on sent bien quand arrive le moment propice pour raconter.
Dans quelles conditions ?
M. B. : Il faut créer son cadre propice à l’écoute. Installer un endroit, toujours le même, « le coin de l’histoire ». Ça peut être un coin de la chambre, de la salle à manger, de la cuisine… Ou sous un arbre. On s’installe bien et on ne fait que ça. Pour bien raconter, il faut quand même un espace confortable, agréable. Parfois, en tant que professionnel, on se retrouve dans un hall de cantine, où il y a des odeurs, une lumière agressive, où la voix résonne trop… C’est difficile de faire décoller les gens dans ces conditions. Or, en fonction du public, du lieu, de la température, ce que tu racontes varie. Le contexte est inséparable du conte et du conteur. Il faut savoir s’adapter.
Comment choisir une histoire à leur raconter ?
M. B. : On ne peut raconter que des histoires qu’on aime, c’est le b.a.-ba. Il ne faut pas se dire « je raconte ça pour mon enfant », par obligation, mais le faire d’abord pour soi, sinon, ça ne marche pas. Ensuite, soit on choisit un livre, soit on se passe du support et on met plus de soi. Rien n’interdit d’inventer une histoire unique, avec des éléments du cercle familial, les enfants adorent ça. En été, si vous passez près d’un pont, vous pouvez dire « tu veux que je te raconte l’histoire des trois boucs qui voulaient traverser le pont ? » ou sous un tilleul dire « tiens, je connais une histoire avec un tilleul, tu as envie de l’entendre ? ». Ce n’est pas mal de trouver des histoires qui correspondent à quelque chose que l’on a vécu ensemble.
Faut-il varier les histoires, pour ne pas toujours raconter un conte déjà dix fois raconté ?
M. B. : Il ne faut pas avoir peur de reraconter. La répétition est un plaisir. Avec des variations possibles. Le conte est une partition. Voir ce qui plaît à l’enfant dans une histoire qu’il redemande encore et encore, ça dit beaucoup de lui. Pas besoin d’en faire des kilos. Par contre, mieux vaut ne pas couper une histoire, dire « je te raconterai la fin demain ». Ça, ce n’est pas terrible, parce que les contes sont faits pour que la fin colle avec ce qui s’est passé avant, ce n’est pas une série télé. C’est important de ne pas s’arrêter au milieu, parce qu’on laisse une part d’angoisse. Le héros s’est fait couper en morceaux, alors si on ne sait pas que le lendemain il peut ressusciter, c’est un peu embêtant !
Même si le conte se finit mal ?
M. B. : « Se finir bien », cela signifie juste qu’il y a une résolution, quelle qu’elle soit. En principe, ça ne doit pas angoisser les enfants. Si la fin est dure à avaler, avec un châtiment féroce par exemple, c’est qu’il y a une raison. Si le loup mange le petit chaperon rouge, c’est que c’est dans sa nature ! Il n’y a pas de chasseur dans les parages qui va venir lui ouvrir le ventre. Le conte ne se trompe pas sur l’ordre des choses. Ces fins montrent que vie et mort sont liées. Comme le réel et l’imaginaire, les deux se côtoient et marchent ensemble, plus ou moins bien. Il y a aussi des fins ouvertes, en suspension. C’est la liberté qui est offerte. J’adore ça.
C’est une morale qui est ainsi diffusée dans les contes ?
M. B. : Non, davantage une leçon de vie. Un apprentissage des possibles pour être au monde. Il y a toujours un chemin, une trajectoire, faite de rencontres, de solidarité. D’espoir. Et c’est souvent donnant donnant, comme dans nos vies.
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Ses dates
1954 Naissance à Paris.
1981 Commence à assurer, avec Évelyne Cévin, la formation autour des contes pour La joie par les livres (Centre national du livre pour enfants).
1984 « Histoires à se réveiller couchés » sur France Culture et parution de 365 contes pour tous les âges, premier volume de sa collection thématique chez Gallimard « Giboulées ».
2000 Responsable de Babel Contes pour le Festival d’automne à Paris.
2020 Le Monde selon Mingus, projet pour la MPAA (Maison des pratiques artistiques amateurs) à Paris, avec le saxophoniste Jean-Charles Richard.
En septembre, parution de Babel Africa (Gallimard).
Ses conseils
Pour se former
Il n’y a pas véritablement d’école mais le labo la Maison du conte, à Chevilly-Larue, les Arts du Récit de Grenoble ou la Bibliothèque nationale de France proposent des formations, ainsi que beaucoup de conteurs, Catherine Zarcate, Abbi Patrix, Bruno de La Salle et d’autres, souvent en lien avec des festivals à travers la France.
Pour lire des contes
Adultes : Je suis une inconditionnelle de la collection « Merveilleux » des Éditions Corti, avec notamment une traduction de référence des Contes de Grimm par Natacha Rimasson-Fertin. La collection « Contes des sages », au Seuil, qui répond au besoin actuel des gens, est belle mais inégale, parfois un peu trop littéraire. Enfin, les anthologies de Praline Gay-Para chez Babel/Actes Sud.
Enfants : Il faut se balader. Le Genévrier, un tout petit éditeur, en a fait sa spécialité. J’aime beaucoup la collection de L’École des loisirs par aires géographiques, « Contes du monde entier », et la collection « Paroles de conteurs » chez Syros.
Tout-petits : La collection « À petits petons », chez Didier Jeunesse.
Son livre fondateur
Ce que disent les contes, de Luda Schnitzer (Le Sorbier, 1981). Je suis tombée amoureuse de Luda Schnitzer. à mes débuts de conteuse, j’allais la voir régulièrement pour vérifier ce que signifiaient les contes que je choisis, comment faire, comment oser avoir un point de vue sur une histoire.
Son lieu
La salle I de la Bnf est une ressource formidable. Ce fonds documentaire unique en France donne accès aux recueils de contes populaires de France et du monde entier, aux livres de référence sur le conte et à un accès en ligne à la base de données sur la littérature orale, Bibliorécit.
bnf.fr (mots-clés : salle jeunesse)