Entretien avec Jean-Philippe Pierron : « Pour affronter les crises écologiques, il faut prendre soin de notre sensibilité »

(Article initialement paru dans La Croix l’hebdo du 21/01/2023)

Dans Méditer comme une montagne. Exercices spirituels d’attention à la Terre et à ceux qui l’habitent (Éd. de l’Atelier, 174 p., 17 €), Jean-Philippe Pierron propose de restaurer notre relation au vivant grâce à des expériences de soi sensibles et concrètes. Il pose le soin de notre intériorité comme un préalable à l’engagement politique, afin de ne pas être terrassés par l’impuissance face aux crises du vivant.

Face aux défis écologiques, vous proposez de « méditer comme une montagne ». Que voulez-vous dire ?

Jean-Philippe Pierron :  J’ai voulu interroger ce qui se passait aujourd’hui, au moment où beaucoup de nos concitoyens, de façons très diverses, se fabriquent ce que le philosophe Hartmut Rosa appelle des « oasis de décélération ». Une expérience de soi qui ne soit pas simplement une affaire narcissique, mais aussi une expérience qui travaille à la consistance intérieure et critique des sujets que nous sommes. Cela s’adresse à tous ceux qui pensent que les questions d’écologie ne sont pas que techniques, éthiques ou politiques, mais que l’on peut les inscrire dans une réflexion plus large sur notre désir d’être, avec une dimension spirituelle dont la méditation est une des pratiques.

En quoi ces pratiques peuvent-elles nous aider à mieux envisager ces questions ?

Jean-Philippe Pierron :  Méditer, ou faire consciemment une autre expérience de soi, qui peut être la marche, la cuisine, le jardinage, la prière, expériences rassemblées sous le terme d’« écospiri- tualité », permet d’interroger les formes de disponibilité qu’on met en œuvre pour se rendre présent à un monde en grande transition. C’est une attention à la crise du vivant en nous, et pas simplement en dehors de nous. Une interrogation sur ce que signifie notre présence comme vivants parmi les vivants, soucieuse de la profondeur du désir de vie qui nous traverse. Cette expérience est avant tout de l’ordre du ressenti, ce n’est qu’ensuite qu’elle peut être inscrite, formulée, théorisée par des groupes ou des traditions religieuses. C’est aussi un moyen d’inscrire dans les intériorités, pour qu’elles ne s’épuisent pas, les positions écologiques soucieuses, légitimement, d’action et d’engagement.

Ces voies ne partent-elles pas dans tous les sens ?

Jean-Philippe Pierron :  On peut y voir une forme d’inventivité, sans doute un peu débridée ! Mais toutes ces pratiques de soi mobilisent des manières de revivre à sa juste hauteur, l’expérience de ce que c’est qu’être un corps. On s’essaie à la rugosité du monde, en opposition avec le caractère très anesthésié et très désincarné des pratiques et des dispositifs dans le cadre desquels nous vivons en raison des médiations techniques et numériques. L’écospiritualité permet de mesurer la manière dont on s’« enterrestre » face à la désincarnation encouragée par la puissance écrasante de la culture des écrans.

Face à ces énergies que vous jugez mortifères, vous opposez l’idée de consolation. Que recouvre-t-elle ?

Jean-Philippe Pierron :  La consolation est un vieux mot emprunté aux traditions spirituelles, chez Ignace de Loyola en particulier. Il dit qu’il y a un critère intéressant pour discerner la vie intérieure, qu’il appelle les motions. Dans ces mouvements intérieurs, il y a des affects tristes et d’autres qui nous tirent du côté de la vie, de la joie, de la louange. Il faut prendre soin de ces derniers face aux forces de prédation d’une « économie de l’attention » qui épuisent les ressources tant naturelles que psychiques. Face à ce qui est brutal et violent, qui est de l’ordre de la désolation, comme on dit d’une terre qu’elle est désolée, il est indispensable de prendre soin de notre sensibilité.

Mais comment faire ?

Jean-Philippe Pierron :  C’est par exemple entendre aussi, malgré des nouvelles qui peuvent légitimement m’écraser, qu’il y a un tas d’autres humains qui continuent leur vie et qui cherchent à inventer, à explorer et à faire varier les possibles. À oser faire entendre quelque chose qui jusque-là avait été inouï. C’est retenir pour soi tout ce qui maintient pour nous la chance ouverte au possible et qui nous ouvre le temps. Cela s’appelle aussi l’espérance, comme capacité à laisser ouverts d’autres avenirs que ceux que nous connaissons. Il n’y a pas de résistance aux forces de prédation s’il n’y a pas ce travail sur la consistance intérieure de ce que nous sommes. Cela suppose d’identifier notre « désir d’être » profond. Ce pour quoi on se lève le matin, au-delà de toutes les notifications venues de l’extérieur.

Qu’est-ce qui peut nourrir cette relation ?

Jean-Philippe Pierron : L’un des sentiments à expérimenter, personnellement et à l’échelle collective, est la gratitude. Elle nous fait rentrer dans le cadre d’une économie du don. C’est quelque chose qui n’est pas attendu, prévisible, mais qu’on ose manifester. C’est un autre nom de la reconnaissance. Pourquoi offrir des fleurs ou des chocolats à une infirmière qui nous a soigné, alors qu’elle a son salaire ? Parce que quelque chose se donne qui est plus vaste qu’une interaction équilibrée, relevant du donnant-donnant ou de l’échange. On peut ainsi faire l’expérience que d’autres êtres vivants, voire des éléments, nous ont aidé à nous développer plus vaste, venant augmenter nos paysages intérieurs, et leur en être reconnaissant. La rencontre d’un animal, d’une montagne, d’une source, de textures matérielles, en venant nous susciter, nous ont « re-suscité ». La gratitude est une manière de dire « merci de m’avoir re-suscité ».

L’auteur
Philosophe, Jean-Philippe Pierron enseigne à l’université de Bourgogne. Responsable du master Humanités médicales et environnementales et directeur de la chaire Valeur du soin, il est également membre du conseil scientifique du Campus de la transition. Il a notamment publié Je est un nous. Enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant (Actes Sud, 2021). Il est l’un des invités du festival La philo éclaire la ville, du 26 au 29 janvier à Lyon, dont L’Hebdo est partenaire. laphiloeclairelaville.com