Dossier : Retrouver l’envie d’agir avec Jacques Ellul

Pensée de l’écologie, critique de la technique, forces et faiblesses de la démocratie, place et rôle des chrétiens… Les idées du sociologue et théologien protestant Jacques Ellul, disparu il y a trente ans,
restent d’une brûlante actualité. Face au sentiment d’impuissance devant les différents pouvoirs, il propose des pistes originales pour que chacun d’entre nous puisse retrouver la force et l’envie d’agir dans la cité.

(Dossier initialement paru dans La Croix n°247 du 30 août 2024)


Pourquoi nous l’avons fait ?

Comment Jacques Ellul (1912-1994), l’une des grandes voix intellectuelles du siècle dernier, aurait-il analysé le moment démocratique que nous vivons ? Comment, trente ans après sa mort, ses idées peuvent-elles nous aider à penser notre place dans un monde numérique où les démocraties se voient menacées de toutes parts ? La crise politique de ces derniers mois et le besoin de ressources pour s’y repérer nous ont conduits à imaginer un itinéraire dans sa riche pensée questionnant le pouvoir : celui que l’on désire, celui qui nous échappe, celui qui nous empêche ou celui qu’il nous faut activer pour continuer à vivre ensemble. Aux enfermements et aux replis, le sociologue oppose la liberté de la parole. Face au désespoir et au sentiment d’impuissance, le théologien protestant développe une éthique de la non-puissance animée par l’espérance. Non pas l’illusion d’une solution définitive, mais la formulation, souvent radicale, d’un style de vie pour penser et agir en chrétien dans la cité.


Il n’a étudié que ce qui l’intéressait. Et les intérêts de Jacques Ellul, né en 1912 à Bordeaux, furent nombreux. Grand professeur de droit et sociologue, théologien protestant et précurseur du mouvement écologiste, critique acharné de la technique et promoteur d’une espérance qui prend en compte toutes nos limites… Cet homme de son siècle n’a cessé d’ausculter les pouvoirs les traversant et de débusquer les obstacles à la liberté de ses contemporains. Il l’a fait au fil d’une soixantaine d’ouvrages, de centaines d’articles et avec un sens certain de la formule : « Penser global, agir local », « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique », ou encore « Exister, c’est résister ».

Des phrases-chocs qui ont contribué à l’installer, depuis les années 2000, comme l’une des références incontournables dans les milieux écologistes et chrétiens, de gauche comme de droite. Refusant de faire école, n’ayant jamais voté à une élection, il sera le prophète des crises des démocraties ou de l’environnement. Observateur intransigeant, il s’est parfois brouillé – par refus du compromis qu’il assimilait à de la compromission – avec ses propres cercles : la gauche politique, le protestantisme réformé ou l’université, refusant les honneurs d’une carrière parisienne pour demeurer toute sa vie farouchement attaché à sa région bordelaise.

Sa mère, Marthe, est une Franco-Portugaise protestante. Très croyante, elle garde sa foi pour elle, par respect pour son mari, Joseph, un Italo-Serbe, aristocrate déchu et voltairien qui ne veut pas entendre parler de Dieu. Elle n’est pas étonnée de la conversion brutale de son fils durant l’été de ses 18 ans, lui qui est attiré, malgré l’absence d’éducation religieuse, par la lecture de la Bible depuis son enfance. « J’ai senti cette espèce de présence indiscutable, quelque chose d’effarant, de stupéfiant, qui m’a absolument saisi », raconte-t-il. Il prend peur, il craint que ce nouvel attachement le prive de son libre arbitre. Mais Jacques Ellul comprend vite la liberté profonde offerte par le christianisme. « On n’a pas la foi, c’est elle qui vous a. »

Il veut être marin, son père lui intime de faire son droit. Bien. Mais il le prévient : il ira « jusqu’au bout ». En première année de fac, Ellul rencontre un jeune homme à l’érudition impressionnante : Bernard Charbonneau. Ils fréquentent les mêmes établissements depuis la troisième, mais là, ils partent camper dans les Pyrénées. C’est un coup de foudre amical et intellectuel. Ils ne se quittent plus et développent, ensemble, leur œuvre et leurs actions.
Docteur en droit à 24 ans, il est tenté avec son ami par le personnalisme du philosophe catholique Emmanuel Mounier, qui veut faire se rencontrer le socialisme et le christianisme. Cette « troisième voie », antifasciste et anticommuniste, met l’accent sur la dignité de la personne, la communauté et la justice sociale. En 1935, Ellul et Charbonneau écrivent leur premier manifeste, Directives pour un manifeste personnaliste. Mais ils rompent vite avec le mouvement, jugé trop intellectuel et trop parisien. Pourtant, son approche, fondée sur la constitution de petits groupes locaux agissants, sera décisive. Ellul découvre ses premières grandes influences : Karl Barth, Soren Kierkegaard et Karl Marx, dont il enseignera la pensée pendant trois décennies sans jamais se dire marxiste (lire « La galaxie Ellul »). Chargé de cours à partir de 1937 à Montpellier puis à Strasbourg, il est évacué à Clermont-Ferrand au début de la guerre. Dénoncé au régime de Vichy par un étudiant pour avoir critiqué publiquement le maréchal Pétain, il entre dans la Résistance et devient brièvement paysan. Il racontera souvent avoir été plus fier de la récolte de sa première tonne de pommes de terre que de son agrégation ! Déjà, il a initié un travail mêlant action et réflexion, autour d’une critique permanente du pouvoir, distinguant celui qui peut accompagner l’émancipation et celui qui entraîne l’asservissement des citoyens.

« Rien de ce que j’ai fait, vécu, pensé ne se comprend si on ne le réfère pas à la liberté », écrit-il. Jacques Ellul prend toujours soin de mener son analyse de la société indépendamment de ses prises de position théologiques. Mais les réponses profondes qu’il apporte ne peuvent se comprendre sans cette dimension. « En raison même de sa foi chrétienne, Ellul ne reconnaît pour légitime aucun pouvoir. Il plaide pour l’instauration de contre-pouvoirs au nom de ce qu’il nomme –d’une formule galvaudée – un “socialisme de la liberté” », analyse Patrick Chastenet, professeur émérite en sciences politiques à Bordeaux, président de l’Association internationale Jacques Ellul et auteur d’ouvrages sur le penseur dont il fut l’élève. « Ellul a une façon bien à lui d’accepter pour seul pouvoir celui du Dieu biblique et d’adopter un point de vue critique envers toutes les autres formes de pouvoir, y compris et à commencer par celui de l’Église. Prenant appui sur la Bible, il décrit un Dieu créateur qui laisse totalement libre sa créature d’écrire l’histoire humaine, pour le meilleur et pour le pire. » Un pire qui justifie la mise en question d’un premier pouvoir : un système technicien devenu déraisonnable.

1. Le pouvoir de la technique

Cette critique constitue le point central de la pensée de Jacques Ellul. « Le phénomène technique peut se définir comme la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace », écrit-il en 1954 dans La Technique ou L’enjeu du siècle. Ellul constate que les techniques, de l’automobile à l’ordinateur en passant par l’énergie nucléaire, ne sont pas seulement des outils à notre disposition dont il faudrait juste apprendre à se servir. Il pense au contraire que nous sommes plongés dans la technique, qu’il considère comme un milieu de vie avec ses catégories, ses valeurs, ses normes qui orientent et façonnent nos existences. Elle modifie tellement nos comportements et nos habitudes qu’elle nous met à son service, attaquant notre liberté. « Le numérique est un bon exemple de cela, analyse le philosophe Jean-Philippe Pierron, enseignant à l’université de Bourgogne et membre du conseil scientifique du Campus de la transition. Ces dispositifs, désormais partout présents dans nos vies privées et professionnelles, ont leurs normes : la vitesse, la transparence, la fiabilité, le grand stockage d’informations. À nos souvenirs, ils opposent la mémoire, à la confiance que nous pouvons nous faire les uns les autres, la fiabilité des transmissions informationnelles, et à la lenteur des relations humaines, la vitesse des interconnexions. Soit autant de façons d’attaquer ce qui fait l’humain. »

Pour Ellul, la technique outrepasse sa fonction utilitaire. Pire, elle deviendrait « déraisonnable » à cause de cinq biais décelables dans les discours qui l’accompagnent : la volonté de tout normaliser, l’obsession du changement et de la croissance à tout prix, la réalisation toujours plus rapide des tâches et l’impossibilité de critiquer ces nouveaux outils. En effet, ces dispositifs techniques, toujours présentés comme neutres, ne sont pas que des moyens. Ils répondent à des fins politiques, sociales ou économiques, loin d’être anodines. « La force d’Ellul est d’avoir montré l’importance politique des choix techniques, détaille Jean-Philippe Pierron. Lorsqu’on choisit de mettre des ordinateurs dans les collèges ou de sortir de l’utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire d’une ville par exemple, cela impacte bien au-delà de la simple solution choisie. Cela touche à l’affectif, au symbolique, au juridique… Tout l’enjeu pour nous est de replacer tous ces décisions au sein d’une humanité plus accordée avec son milieu. »

Ce qu’il conteste n’est pas tant l’apparition de nouvelles techniques que l’usage aveugle et abusif que nous en faisons et l’imaginaire que nous projetons sur elles, avec des comportements qui confinent à la ferveur, par exemple lors de la sortie d’un nouveau modèle de smartphone. Pour Jacques Ellul, la technique, devenue une idole moderne, se substitue à Dieu. « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique qui nous empêche d’avoir une fonction critique et de la faire servir au développement humain, écrit-il dans Les Nouveaux Possédés, publié en 1973. [Mais] il faut éviter un malentendu : la technique étant ce qu’elle est, ce sacré est inévitable, impossible à récuser. L’homme n’est absolument pas libre de sacraliser ou non la technique : il ne peut pas s’empêcher de reconstruire un sens de la vie à partir d’elle. » Retrouver une capacité critique et de la distance face à de tels usages est un premier pas, difficile, vers une réappropriation de ces outils.

Le courant des logiciels libres, tel que le système Linux ou le navigateur Firefox au code source ouvert, contrôlable et respectueux de la vie privée de ses utilisateurs, est un exemple d’un autre rapport possible à la technique, par et pour des usagers conscients de leur impact.

« Très tôt, Jacques Ellul a entrepris une analyse des conséquences induites par l’accroissement du complexe technico-industriel issu de l’après-guerre, note Éric Sadin, écrivain, philosophe et critique des techniques, auteur de « L’Intelligence artificielle ou L’enjeu du siècle : anatomie d’un antihumanisme radical » (L’échappée, 2018). Ce n’est pas un hasard si cette œuvre lucide, située à contre-courant, n’a pas rencontré, à l’amorce de la séquence frénétique des Trente Glorieuses, tout l’écho qu’elle méritait, se voyant ignorée par les milieux académiques et dénigrée par les milieux mis en cause. Nombre de ses analyses se sont depuis confirmées. »

2. Le pouvoir politique

À la Libération, Jacques Ellul s’engage en politique en tant qu’adjoint au maire de Bordeaux. L’expérience tourne court et, au bout de six mois, confirmera son intuition : les hommes politiques sont dessaisis de tout pouvoir par les experts et les techniciens de l’administration, créant « l’illusion politique », titre de l’un de ses ouvrages.

Plusieurs fois, on propose à Ellul des positions de pouvoir : doyen de faculté, préfet, mandat de maire à Pessac, petite commune où il réside. Chaque fois, il renonce sous pression de sa femme Yvette, infirmière et convertie comme lui au protestantisme, pour laquelle le christianisme interdit de prendre une position de pouvoir, sauf pour servir de manière désintéressée. Il préfère consacrer toute sa vie professionnelle à l’enseignement en tant que professeur d’histoire des institutions, entre la faculté de droit et l’Institut d’études politiques de Bordeaux.

Cette méfiance vis-à-vis de l’efficacité politique découle de sa critique d’un autre aspect du système technicien, celui qui touche les rouages de l’État et son administration. Ellul fait le constat de l’affaiblissement progressif des lois, issues du politique, au profit des normes : une gouvernance par les nombres, les indicateurs, les labels, sur laquelle les politiques en poste ont finalement de moins en moins de prise. Tout cela établit une gouvernance administrée et comptable paralysant l’action politique issue de la représentation citoyenne.

Face à ce pouvoir administratif, Ellul oppose la figure d’un Christ contre toutes les « puissances du monde », anarchiste et rebelle, pensée qu’il développe dans deux ouvrages saisissants : La Subversion du christianisme en 1984 et Anarchie et Christianisme en 1988 (réédition La Table ronde). Il y avance que l’anarchisme est « l’expression politique la plus compatible avec la Bible ». Pour lui, « la liberté chrétienne est une liberté de contestation et non d’exercice du pouvoir ». Une attitude finalement pas tellement éloignée de celle de ce père « au caractère impossible » qui lui a transmis un sens de l’honneur tenant en trois points et dont il ne se départit jamais : « Ne jamais trahir ses amis, être toujours ouvert pour les pauvres et toujours rigoureux face aux puissants. »

Sous l’emprise de tous les pouvoirs – techniques et administratifs – conjoints, le monde court en permanence le risque de se refermer et de sombrer dans les totalitarismes. Pour empêcher cela, il est nécessaire de maintenir des brèches. « L’individu peut toujours être l’empêcheur de tourner en rond, briser le consensus, explique ainsi Stéphane Lavignotte, spécialiste de Jacques Ellul, théologien protestant et pasteur à la Mission populaire. Il observe la même chose au moment de la crucifixion de Jésus : une alliance des pouvoirs politiques et religieux qui se referment pour le mettre à mort. Mais le moment de la crucifixion est battu en brèche par la Résurrection : la terre tremble, les pierres se fendent et le rideau du temple se déchire. La pensée de Jacques Ellul est une pensée de la dissidence. Quand on est un peu minoritaire, comme écologiste, comme chrétien, même au sein de son Église, cette position donne du courage et pousse à agir ! »

3. Le pouvoir de l’engagement

Ellul se méfie des partis et des collectifs, toujours coupables à ses yeux de brider, à un moment, la liberté individuelle de ceux qui y adhèrent. « Par rapport à l’engagement des chrétiens dans les organisations politiques classiques, il prend l’image de la pâte et du levain, rappelle Stéphane Lavignotte. Il ne sert à rien d’être une boule de pâte à côté des autres boules de pâte, il vaut mieux être un levain, qui change la nature de la pâte, pour changer la société. » Il multiplie donc les engagements actifs mais à sa manière. En pariant sur une liberté donnée par le Christ, qui nous « dégage de nous-même » et des conditionnements. Un pas de côté qui permet, ensuite, de s’impliquer par un « engagement dégagé ».

« J’essaye de voir, dans nos sociétés, ce qui détermine l’homme et comment l’amener à s’assumer en tant qu’homme, personne unique dans le monde », écrit-il. Pour lui, on ne peut réellement contrôler les choses qu’avec des modèles d’organisation à petite échelle, dans le droit fil du personnalisme : un groupe, une municipalité ou une paroisse. Là où l’on peut discuter et où la parole peut circuler. « Des petits groupes d’une quinzaine de personnes, fédérés entre eux, et agissant concrètement au plan local selon la formule : penser globalement, agir localement. » C’est là que peuvent s’imaginer des modes de vie alternatifs et communautaires qui mettent en pratique d’autres valeurs. L’écologie en est l’un des terrains d’expérimentation. Dès les années 1930, Ellul se soucie de reprendre ce contact avec la nature, et défend une écologie profonde reconnectant l’homme et son milieu. Cette écologie doit passer par des luttes ciblées et n’aurait pour lui aucun profit à se livrer au combat électoral. De 1973 à 1977, avec son ami Charbonneau, Ellul milite avec succès contre le bétonnage de la côte Aquitaine par des promoteurs immobiliers, initiant les premières grandes luttes écologiques. Suivront d’autres combats contre la construction de centrales nucléaires ou la déforestation.

En 1958, il fonde, en compagnie de son ami et éducateur spécialisé Yves Charrier, un club de prévention de jeunes délinquants à Pessac, où Ellul réside. Il y propose des séances d’exégèse biblique après des demandes formulées par certains délinquants, et préside ce club jusqu’en 1977. Son engagement, écologique et social, est aussi ecclésial. S’il n’a jamais été pasteur, Jacques Ellul bénéficie d’une délégation permanente qui lui permet de s’investir grandement dans l’Église protestante, de l’animation de sa paroisse de Pessac à sa participation au conseil national de l’Église réformée de France jusqu’en 1970. D’un tempérament pessimiste, il ne réussit, selon lui, à changer les choses de l’intérieur que faiblement. Mais dans toutes ces activités, quel que soit leur succès, il déploie une constante : elles doivent toutes découler, pour être au moins solides, de la mise en pratique d’une « parole vraie », qu’elle soit sacrée ou profane.

4. Le pouvoir de la parole

Pour Jacques Ellul, l’une des choses qui crée de la fermeture est la propagande qu’il définit comme « l’ensemble des méthodes utilisées par un pouvoir (politique ou religieux) en vue d’obtenir des effets idéologiques ou psychologiques ». Et ces méthodes, en son XXe siècle, passent par l’image, celle de la télévision et de la publicité. « C’est un raisonnement iconoclaste très protestant, souligne le pasteur Stéphane Lavignotte. L’image accapare la pensée, ne permet pas de réfléchir en imposant son point de vue. On voit cet effet démultiplié aujourd’hui avec les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux. » Cette propagande, alliant images et messages toujours plus brefs et percutants, a un autre inconvénient : celui d’appauvrir la qualité et la profondeur de la parole publique. Dans un ouvrage de 1981, La Parole humiliée, il pointe les discours politiques creux, qui « parlent pour ne rien dire » et ne produisent plus qu’une parole réelle mais fausse, sans sens ni idées suffisantes pour provoquer les changements nécessaires. « “Si l’homme n’est pas dans sa parole, elle est un bruit”, nous dit Ellul, rappelle Patrick Chastenet. Dans la Bible, la parole est intégrée à la personne. Elle est vraie si la personne est vraie. »

Ellul propose de redonner aux mots leurs sens, et à la parole, sa capacité d’ouverture et sa fragilité, par un retour au texte biblique, « livre de questions plus que de réponses ». En plongeant aussi dans la poésie, dont il est passionné et qu’il identifie comme le genre littéraire capable de véhiculer une parole véritable où « le tout de l’homme » peut transparaître.

Cette « parole vraie » est une parole d’espérance. À ne pas confondre avec l’espoir, qui concerne une amélioration de la situation du monde temporel. « Chez Ellul, l’espérance, c’est la passion du possible quand tout paraît impossible, analyse Stéphane Lavignotte. Il ne s’agit pas de gommer la traversée du malheur mais de la vivre malgré lui. Cette puissance de l’espérance, c’est la conviction que Dieu peut intervenir à n’importe quel moment pour tout bousculer. Sa présence toujours à nos côtés et son amour permettent au croyant de ne pas désespérer. C’est une force extrinsèque, de l’ordre d’un “tenir bon”. »

5. Le pouvoir de la non-puissance

Derrière la technique, la communication politique ou l’administration, se cacherait la volonté de puissance. Des « puissances du monde » désignées dans le Nouveau Testament par le mot « exousiai ». Ellul propose une « éthique de la non-puissance » reposant sur une contrainte volontaire à s’imposer des limites pour contenir notre penchant à la démesure. Une éthique qui répond à ce constat si actuel : « On ne peut poursuivre un développement infini dans un monde fini. » Ces limites touchent autant nos comportements de consommateur que la conception de la croissance ou de l’écologie. Elle s’incarne dans le don, les principes de non-violence, le souci de ralentir, d’être plus sobre et de résister aux incitations à consommer, prônées par les décroissants. « Le plus haut point de rupture envers cette société technicienne, l’attitude vraiment révolutionnaire, serait l’attitude de contemplation au lieu de l’agitation frénétique », note Ellul dans Autopsie de la révolution, en 1969.

Cette éthique prend en compte, face aux possibles infinis offerts par les progrès techniques, la mise en garde biblique tirée de la Première Lettre aux Corinthiens : « Tout m’est permis, mais je ne me laisserai asservir par quoi que ce soit » (1 Co, 6, 12) et « Tout est permis, mais tout n’est pas utile ; tout est permis, mais tout n’édifie pas » (1 Co, 10, 23). Contraire de la passivité, la non-puissance est une posture de refus positif, qui permet à chacun de reprendre en main son action, à sa place et à son niveau, en allant non vers le plus mais vers le mieux, en renonçant à poursuivre l’illusion d’une toute-puissance, qu’Ellul réserve à Dieu.

Il propose à chaque chrétien de définir un style de vie singulier, où il s’agit plus d’être que d’agir. Ellul n’en définit jamais les modes d’action précis, car c’est justement la liberté individuelle authentique de chacun qui doit les définir. Il livre néanmoins trois orientations pour aiguiller cette recherche : retrouver le sens du prochain, retrouver le sens de l’événement et retrouver les limites du sacré. Si un seul principe devait être retenu pour vivre ce style nouveau, ce serait celui de l’amour et de son double commandement : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée » et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22, 37-39).

Identifier ce qui nous domine. S’y refuser. Imaginer des façons de faire autrement, en respectant notre rythme et notre environnement. Rejoindre quelques-uns partageant le même désir et s’engager, confiants, mus par la volonté de faire et portés par cette mise en mouvement qui rejoint la transcendance, au-delà de nous. Au-delà de nos réussites ou de nos échecs, avec de l’amour, de l’amitié et de la gratitude. Cette attitude face au pouvoir peut paraître simple. Mais cette simplicité est peut-être la plus difficile à atteindre.

Stéphane Bataillon


Encadré : La galaxie Ellul

Ses influences

Soren Kierkegaard (1813-1855)

Ellul est un lecteur passionné du philosophe protestant danois. Il s’inspire de sa foi radicale refusant tout compromis avec les pouvoirs. Kierkegaard met la subjectivité de l’existence au centre de ses œuvres : chacun de nous est un individu unique, dont l’expérience intime et la relation avec l’Absolu est singulière. Cette attention à l’expérience sera un principe chez Ellul.

Karl Marx (1818-1883)

De 1947 à 1979, Ellul donne un cours fameux sur la pensée de Marx à l’Institut d’études politiques de Bordeaux. Sensible aux idées de justice sociale sans jamais se revendiquer marxiste, il s’en inspire surtout pour élaborer ses méthodes d’analyse de la technique.

Karl Barth (1886-1968)

Grand théologien protestant suisse, Barth, qui s’opposa fermement au nazisme, inspire Ellul en affirmant trois points : l’opposition de la Révélation (mouvement descendant) et de la religion (ascendant) ; l’articulation entre la liberté divine et la liberté humaine, qui est la juste obéissance de l’homme libre à l’égard du Dieu libre ; et l’identification de la Bible à la parole de Dieu.

Ses compagnons

Bernard Charbonneau (1910-1996)

Vis-à-vis et ami d’Ellul, cet autre pionnier de l’écologie politique a produit une œuvre tout aussi percutante, centrant ses critiques sur l’État, l’industrie et son productivisme. L’œuvre de cet autre Bordelais, de deux ans son aîné, est indissociable de celle d’Ellul, les deux hommes les ayant élaborées ensemble.

Jean Bosc (1910-1969)

Pasteur et théologien, le cofondateur du journal Réforme et animateur de la revue Foi&Vie, dans lesquels Ellul écrira de nombreux articles, est l’un des plus proches amis de Jacques et Yvette Ellul. Ensemble, ils fondent en 1946 les Associations professionnelles protestantes, dont le but est de concilier au quotidien la pratique d’une profession et l’engagement chrétien.

Ses soutiens et héritiers

Aldous Huxley (1894-1963)

Enthousiasmé par la lecture de La Technique ou l’enjeu du siècle, l’auteur du Meilleur des mondes, lui aussi critique de la technique, le fit traduire et diffuser dans son pays dès 1964, ce qui offrit à Ellul un large écho aux États-Unis, bien avant la France.

Ivan Illich (1926-2002)

Prêtre catholique et philosophe, l’Autrichien Ivan Illich affinera la critique ellulienne de la technique en mettant en avant la possibilité de techniques plus maîtrisables et plus éthiques face aux techniques privées et fermées. Pour contrer la société industrielle ou les méfaits d’une éducation trop normée, il développera la notion de convivialité.

De multiples héritiers

Les idées d’Ellul ont largement essaimé. S’y réfèrent ses anciens élèves comme Patrick Chastenet, des pasteurs et théologiens (Frédéric Rognon), des acteurs de l’écologie et de la sobriété volontaire (José Bové, Serge Latouche), des journaux comme La Décroissance en France ou Moins ! en Suisse et de très nombreuses initiatives (éco-hameaux, collectifs militants…).


Pour aller plus loin

Un film documentaire

Entretiens avec Jacques Ellul

D’une voix douce et assurée, Jacques Ellul retrace le parcours de ses engagements, en alternant anecdotes, récits de réussites ou d’échecs, et principes éprouvés tirés d’une vie d’observation de la société, deux ans avant sa disparition. Une alliance idéale d’images et de paroles avant de se plonger dans ses livres.

Série d’entretiens enregistrés par Serge Steyer, en décembre 1992, 1 h 20. À voir sur la chaîne YouTube Regards Protestants.

Deux livres essentiels

Le Système technicien
Maître livre d’Ellul publié en 1977, cet essai est devenu un classique des sciences sociales. Il est le pivot d’une trilogie, comprenant également La Technique et Le Bluff technologique. Trois livres pour approfondir l’analyse de ce qu’il considérait comme « l’enjeu du siècle ».
Le Cherche Midi (réédition 2012), 344 p., 18 €.

L’Espérance oubliée
L’ouvrage préféré d’Ellul. Celui où il avait mis « tout son cœur ». Il y déploie sa vision d’une espérance transcendante empêchant l’humanité de sombrer face à l’évidence du Mal radical. Un traité vivant et vivifiant, plongeant aux racines de sa foi et appelant chacun au « courage du réel ».
La Table ronde, 2004, 400 p., 10,50 €.

Un site
Le site de l’Association internationale Jacques Ellul est une mine de références qui suit toute l’actualité autour du penseur (publications, colloques, etc.). https://www.jacques-ellul.org