Dossier initialement paru dans La Croix l’Hebdo n°160 du 25 novembre 2022.
Casque VR, gants haptiques, cryptomonnaies, NFT, Web3… Un nouveau langage pour un nouveau monde virtuel qui remplacera peut-être demain l’Internet tel qu’on le connaît. Des mondes immersifs en trois dimensions auquel nous accéderons avec des casques de réalité virtuelle comme dans les films de science-fiction. Leurs noms ? Les métavers. Rêve, réalité… ou pur cauchemar ? Les entreprises, elles, ont commencé à investir. L’Hebdo donne des clés pour comprendre cette révolution technologique qui vient et qui soulève déjà de très nombreuses questions.
Texte : Stéphane Bataillon et Audrey Dufour
Illustration : Fred Péault
Pourquoi nous l’avons fait ?
Métavers : nom masculin, formé de la racine grecque meta qui signifie « au-delà » et du mot « univers », transposition du néologisme anglo-américain metaverse. Un nouveau mot pour désigner rien de moins que le projet fou de créer, d’ici à une ou deux décennies, un nouveau monde, virtuel et parallèle à notre monde physique. Nous pourrions y choisir notre apparence, notre lieu d’habitation, nos relations. La promesse d’une liberté sans limites.
Face à cette révolution annoncée, les géants du secteur de la tech sont déjà tous sur les rangs et investissent massivement. S’il est trop tôt pour savoir si les métavers s’imposeront et dans quelle proportion, mieux vaut prendre les devants pour penser cette révolution annoncée avant que ses usages ne s’imposent à nous. Nous avons imaginé ce dossier pour en comprendre les enjeux sans tomber ni dans un refus de principe ni dans un enthousiasme béat, moteur de nombreuses innovations arrivant sur le marché et comptant sur l’effet de fascination pour balayer toute réticence. Un espace de réflexion pour avoir le temps de se demander, simplement, mais fermement : ai-je envie de ce futur-là ?
Symphonie des nouveaux mondes
Se balader dans les allées d’un supermarché virtuel et mettre les produits dans un caddie en trois dimensions avant de se les faire livrer pour de vrai. Assister à un concert sans sortir de chez soi mais en ayant l’impression d’être dans le public. Prendre un cours d’art martial sur l’esplanade du temple chinois de Shaolin, fidèlement reconstitué. Tout cela avec le même avatar, un double numérique personnalisable à volonté. Bienvenue dans les métavers. Des mondes parallèles en 3D, interactifs et immersifs, dans lesquels les utilisateurs vivront demain de multiples expériences, non plus « sur » mais « dans » Internet. Un univers « au-delà » du monde réel. Rien que ça. Le terme, à la mode, est utilisé à toutes les sauces depuis que Mark Zuckerberg, le PDG du groupe Facebook, a annoncé en août 2021 faire de l’émergence de ce nouveau monde l’objectif principal de sa société, rebaptisée Meta pour l’occasion. Sa division Reality Labs, chargée du projet, dépense depuis la somme très importante de près d’un milliard de dollars par mois, sans grand résultat pour l’instant (lire S’ y rendre p. 30). Les révolutions prennent du temps.
Le métavers n’est d’ailleurs pas une idée neuve. Le néologisme a été inventé par le romancier Neal Stephenson pour son livre Le Samouraï virtuel (Snow Crash), en 1992, et l’idée d’un monde parallèle est depuis longtemps présente dans les romans de science-fiction. Le projet d’une société virtuelle a même déjà existé en partie, sous un autre terme, le « cyberespace ». Des sites comme Second Life (lire p. 26) ou Le Deuxième Monde, lancé par Canal+ entre 1997 et 2002, étaient déjà allés au-delà du simple jeu en utilisant l’avatar des utilisateurs pour échanger et collaborer. Certains jeux vidéo en ligne ne s’arrêtent jamais d’évoluer, comme Eve Online, Fortnite ou GTA Online et préfigurent ces mondes reconstitués. Mais si le terme refait surface, c’est que les technologies qu’il met en œuvre arrivent à maturité.
Une idée vieille comme le monde… virtuel
Pour comprendre le concept de métavers, une appellation nouvelle fait figure de sésame : Web3. Soit une « troisième version » de la numérisation du monde, commencée au milieu des années 1990 avec l’apparition d’Internet, limité aux sites et aux e-mails (Web 1), puis sa seconde transformation (Web 2.0) en espace collaboratif avec l’émergence conjointe des réseaux sociaux (Facebook en 2004) et des smartphones (l’iPhone en 2007). Le Web3 franchit un cap supplémentaire, en créant un environnement numérique mixant trois innovations : l’immersion dans des univers en trois dimensions, avec ou sans casques de réalité virtuelle, la décentralisation et la monétisation des objets, ou actifs, numériques.
Contrairement aux sites actuels, généralement hébergés et administrés sur des serveurs contrôlés par une seule entreprise, la décentralisation permet de mutualiser les données d’un service entre ses utilisateurs. Il permettra ainsi théoriquement à chaque habitant d’un métavers de créer sa propre application, de le mettre en ligne et d’en garder le contrôle. Mieux, chacun pourra tirer profit de ses créations en les monétisant directement grâce à l’usage généralisé de la blockchain et des monnaies virtuelles, les fameuses cryptomonnaies, comme le Bitcoin ou l’Ethereum.
L’utilisation de ces deux technologies au sein des métavers est cruciale, car elle octroie valeur et surtout rareté à des objets numériques, par principe duplicables à l’infini : grâce à la technologie de la blockchain, chaque unité ou « jeton » de monnaie virtuelle, une œuvre d’art numérique, un costume d’avatar ou encore un titre de propriété d’un terrain virtuel sont liés à un certificat d’authenticité unique et traçable. Les usagers peuvent ainsi acheter, mais aussi revendre ces « actifs numériques », regroupés sous le terme technique de NFT, avec ou sans plus-value. À chacun, finalement, de créer sa « petite entreprise », maître de son bout d’e-monde. Terriblement dans l’air du temps.
Un Eldorado pour la tech ?
Selon les pythies du numérique, le potentiel économique serait énorme. Le cabinet McKinsey estime que les métavers pourraient générer annuellement au niveau mondial jusqu’à 5 000 milliards de dollars d’ici à 2030. Alors que les limites de l’exploitation du monde réel sont criantes (crise de l’énergie, climat, explosion démographique) et que des réseaux comme Facebook ou Twitter semble atteindre leurs limites en termes de croissance, le monde virtuel ne représente rien moins qu’un nouvel Eldorado.
Tous les secteurs pourraient être touchés : l’industrie, le commerce, l’éducation, la culture. La santé fait figure de secteur de pointe dans le domaine : l’américain Pfizer a lancé Hemocraft, un jeu en ligne aux allures de Minecraft pour apprendre aux enfants hémophiles à gérer leur traitement. Une équipe de chercheurs du Beth Israel Deaconess Medical Center de Boston a montré que proposer à un patient une immersion dans un environnement virtuel apaisant permettrait de diminuer l’usage de sédatifs durant une opération.
Même le Vatican se montre intéressé ! La fondation Humanity 2.0 du Saint-Siège a annoncé en février dernier travailler à un musée virtuel qui présentera en réalité virtuelle et en NFT les œuvres d’art en sa possession. Ce musée d’un nouveau type, accessible avec ou sans casque, trouvera sa place au sein du métavers Galaxy, opéré par la société Sensorium (1).
Une expérience balbutiante
Reste que, pour l’instant, l’expérience de ces nouvelles technologies est parfois bluffante, souvent frustrante. Pour écrire cet article, nous avons ainsi, durant les derniers mois, vendu quelques NFT de poèmes en ligne au prix d’une énergie démesurée pour quelques Tezos (une cryptomonnaie destinée principalement aux artistes), puis exploré en immersion la pyramide de Kheops à l’Institut du monde arabe de Paris, casque VR et lourd sac sur le dos. Une reconstitution bluffante, mais dont nous sommes ressortis avec un terrible mal de tête après moins d’une heure de visite. Enfin, il nous aura fallu pas moins d’une heure pour télécharger l’application Decentraland, l’un des métavers les plus en vue (lire p. 30), et fabriquer notre avatar avant de nous retrouver dans un univers multicolore et frénétique où une foule d’avatars couraient comme des fous.
Leur but (et le nôtre) ? Remplir la mission nécessaire pour progresser dans le jeu : collecter un maximum de pièces en allant regarder des reproductions géantes de Bored Apes, ces images représentant des singes hideux qui se sont vendues des fortunes sous forme de NFT. À force de courir à notre tour, nous sommes tombés dans une piscine dont il nous a fallu de très longues minutes pour sortir, éprouvant réellement un étrange sentiment d’asphyxie. À la fin des deux premières heures, n’ayant même pas réussi à terminer la mission proposée pour passer au niveau 2, nous nous sommes déconnectés avec un nouveau mal de tête. Eh oui, nous nous sommes sentis très vieux. Bref, pour l’instant, le métavers, outre le constat qu’il n’est peut-être pas fait pour nous, est
encore loin d’être un univers simple et enchanteur.
Protection des données et souveraineté
Dans cette course technologique, la France et l’Europe
tentent de faire en sorte de ne pas se retrouver à la traîne des géants asiatiques et américains. Fin octobre 2022, un premier rapport remis au gouvernement a proposé dix pistes pour développer les métavers (2),
parmi lesquelles le lancement sans attendre du travail d’adaptation de textes européens comme le RGPD (Règlement général sur la protection des données), particulièrement protecteur de nos informations personnelles. Autre piste, la participation de l’État pour soutenir l’émergence de services communs et essentiels dans ces futurs mondes.
Autre point délicat, l’usage intensif des cryptomonnaies d’origine privée dans ces univers sans frontières physiques pose aussi question, car frapper la monnaie reste un droit souverain. Le projet d’une monnaie dématérialisée émise par la Banque centrale européenne (BCE), l’euro numérique, qui devrait entrer en vigueur dès 2024, pourrait être une partie de la réponse.
Peupler ces contrées ?
Plusieurs défis attendent donc les métavers avant de devenir réalité. D’abord, l’interopérabilité technique. Pour que ces nouveaux mondes fonctionnent ensemble, il est essentiel que les actifs numériques (points, avoirs, droits d’accès…) puissent s’y échanger quel que soit le système ou l’appareil utilisé.
Il faudra surtout que les utilisateurs soient séduits en masse pour peupler et animer ces nouveaux mondes. Et cela n’a pour l’instant rien d’évident. Exception faite de Roblox, essentiellement une plateforme de jeux (lire p. 30), les initiatives existantes rassemblent au mieux quelques centaines de milliers d’usagers lorsqu’il en faudra plusieurs millions pour que l’offre ne tourne pas à vide. Si les marques du luxe ou du divertissement investissent d’ores et déjà dans ces mondes pour prendre position, rien ne dit que les citoyens suivront. Une idée bien résumée par Evan Spiegel, le cofondateur et PDG de Snapchat, un des réseaux sociaux 2.0 qui pourraient, sans adaptation, pâtir de l’arrivée du Web3 : « La dernière chose que je veux faire en rentrant du travail après une longue journée est de vivre à l’intérieur d’un ordinateur. »
Stéphane Bataillon
(1) sensoriumgalaxy.com
(2) culture.gouv.fr (mot-clé : metavers, onglet « Documentation »)
Guide des mondes en ligne
Petit tour d’horizon de quatre métavers parmi les plus connus qui, bien que balbutiants, sont actuellement disponibles, avec ou sans casque de réalité étendue.
♦ Roblox
Date de création : 2004
Nombre d’utilisateurs : 57,8 millions de joueurs quotidiens
Cryptomonnaie : Robux
Implanté en Californie, Roblox est la star des métavers, son audience ayant explosé durant la pandémie de Covid. Cette plateforme concentre 40 millions de jeux vidéo différents, souvent simples, dont beaucoup créés par ses utilisateurs grâce à un logiciel gratuit, le Roblox Studio. Très prisé par les enfants, Roblox compte 67 % de joueurs âgés de moins de 16 ans. Une messagerie sécurisée permet de s’écrire, en groupe ou en privé, au cours des parties et de se retrouver d’un jeu à l’autre pour partager ses aventures. Sa cryptomonnaie permet de gagner des bonus et d’améliorer son avatar.
♦ The Sandbox
Date de création : 2012
Nombre d’utilisateurs : jusqu’à 30 000 utilisateurs quotidiens
Cryptomonnaie : Sand
Simple jeu créé par Sébastien Borget et Arthur Madrid, deux développeurs français, sorti à l’origine sur iOS en 2012, The Sandbox a évolué avec l’intégration d’une cryptomonnaie, le Sand, et la possibilité d’acheter des NFT, objets ou actifs numériques, avant d’être racheté en 2018 par une grande société de jeux vidéo hongkongaise, Animoca Brands. Utilisateurs, marques ou entreprises peuvent y créer leur propre espace : le rappeur Snoop Dogg, la marque de jeu Atari ou les célèbres Schtroumpfs y sont présents. La société de production MK2 y proposera bientôt des minijeux aux références cinématographiques.
♦ Decentraland
Date de création : 2015
Nombre d’utilisateurs : 56 697 utilisateurs actifs mensuels
Cryptomonnaies :Land et Mana
Decentraland est un monde virtuel créé en 2015 par les Argentins Ariel Meilich et Esteban
Ordano. Chaque utilisateur peut y acheter un espace, appelé parcelle, pour y proposer un musée, un événement ou y habiter. Sotheby’s, à l’instar d’autres acteurs du luxe et de l’art, y a ouvert une galerie virtuelle. Les deux cryptomonnaies utilisées dans ce monde virtuel sont le Land, pour acheter l’une des 90 601 parcelles de 16 × 16 mètres du jeu, et le Mana, pour acheter accessoires ou participer, par vote, aux propositions d’évolution du métavers.
♦ Horizon Worlds
Date de création : 2021
Nombre d’utilisateurs : 200 000 utilisateurs mensuels
Cryptomonnaie : en cours de développement
Lancé en août en France, c’est le seul métavers qui nécessite un casque de réalité virtuelle. Des réunions virtuelles entre collègues peuvent se tenir sur Horizon Workrooms. Trop de bugs et des graphismes vieillots en font pour l’instant une expérience peu concluante. Mais Mark Zuckerberg parie sur plusieurs années de développement. Pour démocratiser son usage, une version plus simple, en 3D mais sans casque, sera très prochainement proposée.
Pour aller plus loin