La Route
de Manu Larcenet
D’après le roman de Cormac McCarthy
Dargaud, 160 p.,28,50 €
L’auteur de bande dessinée Manu Larcenet livre une adaptation fulgurante et très personnelle du roman « La Route » de l’américain Cormac McCarthy.
C’est une histoire de fin du monde. Dans des paysages dévastés et saturés de cendres, un père et son fils marchent sur ce qui semble être la dernière des routes praticables. Une « route d’État » qui doit mener vers le sud, là « où il fait plus chaud ». La mère est partie depuis longtemps. Par peur, par manque de confiance. Cette confiance en cet homme qui se retrouve seul avec son enfant.
Avec cette adaptation de La Route, de l’auteur américain Cormac McCarthy, publié en 2006, Manu Larcenet surprend encore ses lecteurs. De l’humour de son Retour à la terre, scénarisé par Jean-Yves Ferri au style semi-réaliste du Combat ordinaire (séries publiées chez Dargaud), cet auteur prolifique, qui se met souvent en scène dans ses cases avec tendresse ou ironie, ne cesse de se renouveler et de surprendre depuis ses débuts en 1994 dans le magazine Fluide glacial.
Il avait déjà livré une première adaptation en 2015, Le Rapport de Brodeck, d’après le roman de Philippe Claudel, fable sur la xénophobie et l’indicible. Il s’attaque ici à un roman phare de la littérature américaine, dont l’imaginaire a déjà été fixé sur pellicule par le long métrage réussi de John Hillcoat en 2009. Mais la force épurée du texte de McCarthy est insurpassable. Une adaptation classique n’aurait eu aucun sens. En grand auteur, maître de son médium, Larcenet en propose plutôt sa propre vision, à la fois respectueuse et profondément personnelle. Et l’on pourrait presque, derrière les traits du père, deviner ceux de l’auteur vieilli.
La noirceur et la minutie des planches, rappelant parfois les gravures de Gustave Doré, distillent une oppression parfois à la limite du soutenable : cris d’appel au secours de corps décharnés, crimes cannibales, corps d’enfants mutilés… comme dans les séries d’épouvante ou sur certains terrains de guerre, l’immonde dont est capable l’homme est ici représenté sans fard, dans un assourdissant silence renforçant l’impact de la lecture. Cette violence n’est pas gratuite. Elle vise à redire l’importance vitale de la discussion, jamais rompue, entre le père et le fils. Très peu de dialogues. Juste l’essentiel. Des paroles de confiance et d’amour, économes et précieuses. De celles que l’on peut parfois attendre toute sa vie, lorsqu’elle se passe bien. « Papa, si on allait mourir, tu me le dirais ? » « Non. Tu ne me crois pas ? » Et des deux côtés, la réponse un peu sourde d’un «je ne sais pas trop ».
Dans ce réel devenu insupportable, les seuls oiseaux visibles, signe possible d’espérance, sont ceux imprimés sur la couverture d’un livre abandonné : le recueil Enfances du grand Jean-Jacques Sempé, que Larcenet admire. Pas d’envol possible. Face aux ténèbres qui envahissent jusqu’aux âmes, l’emploi de subtils gris teintés offre des prises auxquelles se raccrocher entre les paroles de l’enfant, seules lumières persistantes sur ce chemin. Car lorsque l’épreuve survient, confrontant le père à sa nature sauvage, prêt à tuer pour protéger son fils, l’étincelle d’humanité vient inverser les rôles entre celui qui protège et celui qui est protégé.
Que peut et doit faire le père face à la peur, à la soif, à la maladie du fils, quand même le sacrifice n’aurait pas d’effet ? Comment conserver sa confiance lorsqu’il faut, parfois, mentir, omettre, trahir les principes d’humanité les plus élémentaires pour survivre, lorsque son garçon lance : « Si tu manques aux petites promesses, tu manqueras aux grandes » ? Derrière la dystopie, La Route pose les questions les plus communes d’une vie de parents : celles des limites de la protection et de l’accompagnement de son enfant sur le chemin de son existence, celle de la confiance nécessaire à lui accorder pour qu’il prenne son envol. Celle, enfin, de l’absence inévitable, condition peut-être nécessaire pour que l’enfant puisse, librement, s’en remettre à d’autres. L’un des protagonistes a cette phrase dure et belle : « Dites-lui bien qu’il n’y a pas de Dieu et que nous sommes ses prophètes. » À chacun d’entre nous de cheminer avec.
Stéphane Bataillon
(Critique initialement parue dans le cahier Livres de La Croix du jeudi28 mars 2024.)