Critique parue dans La Croix du 26/07/2019
Une plongée en bande dessinée dans les méandres de la psyché burlesque d’un héros pas si absurde.
Jérôme Moucherot, le héros fétiche de François Boucq né au milieu des années 1980 dans les pages de la revue (À suivre), revient pour une sixième aventure. Assureur-explorateur en costume léopard et stylo dans le nez, qui tient plus de monsieur Hulot que d’Indiana Jones, Moucherot s’attaque dans ce nouvel album au plus redoutable des fauves : lui-même. À l’heure de la vague des coachs et du boom du développement personnel, notre héros décide d’entamer une quête intérieure, mais « tout en extérieur, histoire de ne pas salir chez soi » (sublime) titre de l’album.
Guidé par sa mauvaise conscience, un pilier de bar à cornes fourchues, il explore les méandres de son psychisme, créant des images au fur et à mesure de ses pensées et de ses jeux de mots : crocodiles voraces, coccinelles amoureuses ou serpent à sornettes.
Puis, il plonge dans le capharnaüm de ses souvenirs pour les numériser dans une mini-télécommande et faire place nette. Les pages deviennent blanches, le héros étant le seul à garder ses couleurs. Il est enfin seul, enfin libre. Une « réinitialisation » prônée aujourd’hui par certains, histoire de voguer sans attaches dans une société de plus en plus liquide. Au risque du néant.
À la fin de l’album et de la quête, Boucq s’amuse à mettre en scène son héros dans les tableaux de Magritte, Dali, Picasso ou Rembrandt, peut-être pour le faire passer à un stade supérieur : celui d’une légende, capable d’inspirer l’humanité. En toute modestie et avant que le repas ne soit servi.
Fable graphique absurde et flamboyante, qui oscille entre les ambiances du Philémon de Fred et celles du Concombre masqué de Nikita Mandryka, cet album est un nouveau témoignage des multiples expérimentations narratives et formelles de Boucq en bande dessinée, art dont il l’est aujourd’hui l’un des maîtres. Ainsi, la couverture, sans une seule mention ni même le visage du héros, lance une aventure posant, derrière une apparente légèreté, des questions très actuelles : qu’est-ce qui nous distingue au-delà de nos identités ?
Le marché de la quête de soi n’est-il qu’un gigantesque « tout à l’ego », aux remèdes pires que les maux ? Et surtout, le ragoût est-il prêt ? Toutes ces réponses, et d’autres encore plus essentielles, sont à trouver dans les pages de cet album rugissant.
Stéphane Bataillon
• Jérôme Moucherot. Tome 6, une quête intérieure tout en extérieur, histoire de ne pas salir chez soi, de François Boucq, Le Lombard, 176 p., 20,50 €