Article initialement paru dans La Croix L’hebdo n°161 du 9 décembre 2022.
Plus d’un million de personnes auraient supprimé leur compte depuis le rachat effectif, le 28 octobre, du réseau à l’oiseau bleu par l’entrepreneur américain Elon Musk, PDG de Tesla.des stars, notamment américaines comme Whoopi Goldberg ou Shonda Rhimes (créatrice de la série Grey’s Anatomy), mais aussi des personnalités françaises comme Emmanuel Faber, l’ancien PDG de Danone, avec ce message : « Il y a cinq ans, j’ai été sollicité par Twitter pour discuter ici de mon engagement pour une transition juste. On demande maintenant à cette équipe de choisir : être licencié ou accepter une culture “extreme hardcore”. À ce niveau d’incohérence, je quitte personnellement Twitter. »
Derrière l’expression « extreme hardcore » (extrêmement dur), le licenciement sans ménagement, dès l’arrivée d’Elon Musk aux commandes, de plus de 3 500 employés, soit la moitié des effectifs de la société, et la demande adressée aux autres de passer de « longues heures à haute intensité ou de partir », entraînant la démission de nombreux employés et cadres. Dans un réseau déjà souvent désigné comme toxique, terreau de fake news, violences et polémiques sans fin, une autre raison fait s’éloigner les utilisateurs : la volonté de Musk de laisser libre cours aux conversations les plus virulentes et de rétablir certains comptes bannis pour incitation à la haine raciale ou à la violence (dont celui de l’ancien président américain Donald Trump, à la suite de l’attaque du Capitole en janvier 2021).
Pour ne pas cautionner ces dérives, beaucoup de ces anciens « twittos » (petit nom des utilisateurs du réseau) se sont dirigés vers d’autres services, comme Discord, Hive ou encore Mastodon : un réseau libre et ouvert, créé en 2016, mais qui n’avait jusqu’à présent pas suffisamment d’utilisateurs pour être considéré comme une alternative réelle. Car pour fonctionner, ces services ont impérativement besoin d’un nombre massif d’utilisateurs.
Et avec ses 330 millions de comptes actifs, Twitter reste, dans son domaine, irremplaçable. Pour mon collègue délocalisé au Vatican, Loup Besmond de Senneville (@lb2s), correspondant de La Croix à Rome et qui m’a toujours impressionné avec ses 15 900 abonnés, quitter Twitter est impensable. « J’en ai vraiment besoin pour mon travail. Mes interlocuteurs me contactent par ce biais et je suis bien identifié grâce à cette présence. Cela me permet souvent d’entrer en relation avec des personnes qui ne m’auraient pas trouvé sinon. »
Autre raison, ne pas perdre une veille informationnelle, particulièrement efficace sur Twitter grâce à des listes permettant de regrouper les comptes par centres d’intérêt. Enfin, justement conscient des dérives du réseau, de nombreux utilisateurs comme André Racicot, ancien journaliste et réviseur, restent, pour ne pas laisser le champ libre aux extrêmes. Il a ainsi tweeté : « Avez-vous remarqué que le monde est plein d’imbéciles ? Est-ce que vous quittez la planète pour autant ? Idem pour Twitter. Il y a encore suffisamment de gens intéressants ici pour rester sur la plateforme. »
Les risques d’usurpation d’identité, nombreux ces dernières semaines sur Twitter, sont une énième raison de ne pas fuir. « Je ne supprime pas mon compte Twitter pour que mon @ ne puisse pas être récupéré », témoigne Philippe Couzon, blogueur exilé sur Mastodon. Sur ce réseau, les utilisateurs avancent des raisons multiples de quitter l’oiseau bleu. Pour Arnaud Le Rouzic, chercheur au CNRS, « Twitter était déjà toxique avant, et de moins en moins efficace pour la communication professionnelle (discussions scientifiques et partage d’informations, congrès ou articles récents). Les “évolutions” proposées par Elon Musk rendront Twitter infréquentable ; ma communauté scientifique a très rapidement fait le grand saut. »
Pour Manuel Vacelet, directeur technique de l’éditeur de logiciels Tuleap, « ça faisait un moment que Twitter ne m’apportait plus grand-chose d’autre que de la rancœur ». D’autres, comme l’écrivain Henri Lœvenbruck, ont franchi un pas supplémentaire. « J’ai supprimé mes comptes Twitter et Instagram et fermé le mur de mon compte Facebook. Ce qui m’a décidé, c’est justement la peur de le faire et donc la prise de conscience que j’étais devenu beaucoup trop accro et que les Gafam avaient pris beaucoup trop d’importance dans nos vies. Je pense qu’il est urgent d’en sortir, et pour y arriver, il faut que des personnes publiques donnent l’exemple en coupant réellement les ponts, même si ça demande des efforts. Finalement, je me sens déjà bien mieux qu’avant. »
Enfin, Rodolphe (@Rodolphe31, sur Mastodon) n’a pas encore effectué de choix : « Je reste sur les deux car il n’y a pas encore beaucoup de comptes encore ici, même si ça s’améliore. » Même chose pour @Seuldansmoncoin, épicier bio : « Je vais rester sur Mastodon, mais je garde Twitter parce que des gens intéressants y sont encore, même si ce n’est qu’une question de temps. » Conserver son compte Twitter, même dormant, ne serait-ce que pour avoir un accès périodique aux flux des informations, permet de suivre l’adage populaire « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Désormais actif sur Mastodon, l’auteur de ces lignes est dans ce cas. En toute conscience, mais avec un réseau de plus à gérer. Et la fatigue numérique à assumer…
Stéphane Bataillon
@sbataillon@piaille sur Mastodon