Dans un livre d’entretiens avec sa traductrice, le grand poète arabe Adonis ressuscite la poésie préislamique pour appeler à une révolution face à l’imbrication des pouvoirs
Ce n’est pas sur un long fleuve tranquille mais sur un champ de bataille que nous entraînent ces entretiens. Dialoguant avec la psychanalyste Houria Abdelouahed, sa traductrice en français, l’une des grandes voix de la poésie arabe contemporaine jette un regard impitoyable sur l’état d’un monde qu’il chante depuis plus de cinquante ans.
Si Adonis, né en Syrie au début des années 1930, a choisi le nom d’un dieu païen pour pseudonyme, ce n’est pas un hasard. Il dénonce ici avec force la confusion de la religion et du politique dans le monde musulman. Une situation qui entraînerait l’immobilisation complète de la structure sociale. Il en appelle à une séparation radicale et originale entre les deux pouvoirs.
Elle seule serait selon lui capable de redonner de l’espace au mouvement en autorisant le progrès et la démocratie. Mais sa critique porte plus loin, et rejette l’idée même du monothéisme. Pour le poète, attiré par Nietzsche et une spiritualité mystique dont il prend soin de «mettre de côté l’idée de Dieu dans son acception religieuse», le monothéisme empêcherait toute possibilité d’innovation. Rien de moins.
Sans être aveugle face aux obscurantismes secouant notre temps, et sans minorer le contexte particulier d’où émerge cette voix, on pourra protester contre cette vision réductrice d’un monothéisme privant intrinsèquement l’homme de sa liberté intérieure.
Mais en rester là nous ferait passer à côté du véritable projet de l’auteur. Car cette critique radicale sert avant tout à mener son combat en plein cœur du langage.
Une langue «aux ordres», codifiée par les pouvoirs et vidée de sa substance. Dont l’usage le plus haut, la poésie, n’arriverait plus à dire le lien de l’homme à son corps, à la nature et au monde. Une déchirure entre la poésie et la pensée qu’Adonis veut refermer en transgressant les idéologies. Avec panache, mais prenant soin au passage de construire sa légende, il se pose comme le héros capable de rétablir cette parole en réinsufflant du désir dans les mots.
Il a pour lui l’œuvre d’une vie entière consacrée à la poésie.
Exilé au Liban dès 1956, il publie la revue Shi’r qui introduit, non sans oppositions, le poème en prose en langue arabe. En 1968, après la défaite face à Israël, il poursuit son travail de rénovation avec la revue Mawâqif (Positions). Il s’installe à Paris en 1985 et commence la rédaction d’Al-Kitâb (1). Une œuvre monumentale retraçant l’épopée arabe depuis la mort du prophète Mohammed jusqu’à la moitié du Xe siècle. Des vers qui plongent au cœur des violences de cette Histoire pour permettre à d’autres de ses pans d’émerger, au premier rang desquels la poésie préislamique.
Car Adonis ne se bat pas seul. Conscient qu’il «ne peut y avoir une innovation dans une langue si cette rénovation n’a pas ses racines en elle», il revendique une filiation avec les grands poètes d’avant l’islam pour légitimer son action. En parfait connaisseur d’un monde arabe où pèse l’image sacrée du père et où le temps se conçoit en cycle.
C’est l’un des grands intérêts de l’ouvrage que de nous faire découvrir cette poésie saisissante de modernité à travers les portraits de figures comme Imrou’l Qays, Abû Nawâs ou Al Mutanabbî. Rebelles, incessants défricheurs de la langue, en questionnement perpétuel, leurs innovations successives témoignent d’une pensée jubilatoire et toujours en mouvement. Une belle invitation à découvrir leurs poèmes, récemment publiés en français par les deux auteurs (2).
Comme Orphée ramenant Eurydice des enfers, Adonis cherche à tester le pouvoir de son chant sur les dieux. Mais son but n’est pas de détruire un système pour lui en substituer un autre. Il n’aspire qu’à remettre en mouvement ce ferment qu’est la langue arabe, préalable à tout autre changement. Un long parcours, qu’accompagneraient bien ces vers du poète Urwa ibn al-Ward al-’Absî : «Ils me demandent: “Où vas-tu ?”/ Mais comment le poète-brigand peut-il connaître son lieu?» Car Adonis ne se risque pas à percer l’inconnu. Il sait, mieux qu’Orphée, que «la lucidité totale est une sorte de mort» et que seule compte l’avancée sur le chemin. Vivre, sans se retourner.
(1) Al-Kitâb (Le Livre), trad. Houria Abdelouahed, Seuil, 2007. Un volume, sur trois à paraître.
(2) Le Dîwân de la poésie arabe classique, anthologie, choix et préface d’Adonis, trad. Houria Abdelouahed, Poésie/Gallimard, 2008.