C’est par un geste d’artisan que Dieu modèle l’homme, souligne notre chroniqueur. Cet acte de pétrissage de la glaise se retrouve dans plusieurs traditions spirituelles, de la Genèse à l’Égypte antique et de la Grèce au Coran.
(Chronique initialement parue dans La Croix du 16/10/2024)
C’est un geste d’artisan. Un geste qui demande, assis devant son tour, une grande concentration. Une seconde d’inattention, une pression trop forte, et le vase du potier risque d’être déformé. « Tous ses gestes sont comptés » (Siracide 38, 29-30). L’argile, dans le deuxième chapitre de la Genèse, est la matière première avec laquelle Dieu modèle l’homme. « Seigneur, tu es notre père. Nous sommes l’argile, tu es notre potier » (Isaïe 64,7).
Malléable, disponible en abondance, l’argile permet la création directe, par le toucher des mains, la transmission de leur chaleur. On retrouve cette correspondance avec la création en Égypte antique, où le dieu à tête de bélier, Khnoum, a fabriqué sur son tour de potier l’œuf d’argile d’où sort l’humanité. En Grèce, c’est Prométhée qui façonne le corps du premier homme avec de la terre et ses larmes (ou de l’eau selon les versions du mythe) auquel Athéna, elle, insuffle l’âme et la vie.
Une création dynamique, qui fait aussi intervenir l’air et qui ne vise pas tant à créer un extérieur qu’à délimiter un vide qui pourra recevoir le contenu qui pourra être servi. Une finalité du service qui, comme l’homme, est sa raison d’être : le vin des jarres des noces de Cana ou le souffle de Shaddaï qui nous anime (Job 33, 6 et 4).
Cette relation entre l’extérieur et l’intérieur, entre la forme et ce qui s’y trouve et s’y meut, permet tout à la fois d’occuper et de participer à l’espace de la création et de trouver son équilibre, son unité. Pour que le vase tienne debout. Le contraste entre vide et plein, entre unité et équilibre et cette idée du service est également l’un des grands thèmes des sagesses asiatiques. Dans son chapitre XI, le Dao de Jing (Tao-te-king) précise ainsi : « Le pétrissage de la glaise permet de faire un vase. Et c’est précisément là où il n’y a rien/Que se concentre tout l’usage du vase. »
Le poète François Cheng, dans son ouvrage Vide et plein, écrit à ce propos : « Par le Vide, le cœur de l’Homme peut devenir la règle ou le miroir de soi-même et du monde, car possédant le Vide et s’identifiant au vide originel, l’Homme se trouve à la source des images et des formes. Il saisit le rythme de l’Espace et du Temps ; il maîtrise la loi de la transformation. »
Dans le Coran, la sourate XV pose la question de la malléabilité, et donc de la manipulation de cette matière qui est posée, et donc celle de sa résistance : « Lorsque ton Seigneur dit aux Anges : ”Je vais créer un mortel d’une argile extraite d’une boue malléable. Après que je l’aurai harmonieusement formé, et que j’aurai insufflé en lui mon Esprit : tombez prosternés devant lui”. Tous les anges se prosternèrent ensemble, à l’exception d’Iblis (ange diabolique) qui refusa de se prosterner. »
Ce personnage, symbole de la désobéissance et de la tentation des humains, permet de revenir à l’argile de la Bible. Car cette matière cuite, une fois passée par le feu, est fragile physiquement et émotionnellement, risquant toujours de céder à un orgueil lui faisant confondre créature et créateur et risquant de gâcher le vin. Paul nous met d’ailleurs en garde : « Ce trésor nous le portons dans des vases d’argile, pour que cet excès de puissance soit de Dieu et ne vienne pas de nous » (2 Corinthiens 4, 7). Mais certains préfèrent l’adage : Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Lorsque l’homme-potier, malgré tout, alors se rebelle, son premier geste est de créer de fausses idoles. « Puis, peine bien mal employée – de la même argile, il modèle une divinité vaine » (Sagesse 15 8-15). Il risque alors, dans l’Ancien Testament, le jugement de Dieu signifié par le bris du vase. « Tu briseras cette cruche sous les yeux des gens qui t’auront accompagné », ordonne-t-il ainsi à Jérémie (Jr 19,10). Retournement des forces pour remettre l’homme à sa juste place. Dieu, comme le potier, foule alors l’argile du pied, redevenue simple matière, pour l’ameublir de nouveau. « Il piétine les gouverneurs comme de la boue, comme un potier pétrit l’argile » (Isaïe 41, 25).
Mais le jeu entre vide et plein, entre forme et informe, entre équilibre et démesure revient toujours, grâce à l’action du potier, à la recréation d’un vase encore plus beau et plus harmonieux, grâce à la puissance de la miséricorde. L’argile peut resservir, enrichie par cette expérience. « Le vase qu’il fabriquait fut manqué, comme cela arrive à l’argile dans la main du potier. Il recommença et fit un autre vase, ainsi qu’il paraissait bon au potier » (Jérémie 18, 1-8). Cette place centrale de l’amour dans tout acte de création réussi est finement soulignée par Paul dans sa lettre aux Romains (9, 20-24) : « L’œuvre va-t-elle dire à celui qui l’a modelée : Pourquoi m’as-tu faite ainsi ? Le potier n’est-il pas maître de son argile pour fabriquer de la même pâte un vase de luxe et un vase ordinaire ? » Toujours un geste. Toujours un souffle. Concentré. Entre le vide et le plein de nos vies.
Stéphane Bataillon