Avec le troisième tome d’Alma, en librairies jeudi 30 mai, l’écrivain jeunesse à succès Timothée de Fombelle clôt une vaste épopée autour de l’esclavage et de son abolition, étalée sur treize ans d’écriture. Le moment de faire le point sur les inspirations et les ressorts du créateur de Vango ou de Tobie Lolness.
(Article initialement paru dans La Croix l’hebdo n°234 du 24 mai 2024)
Par Stéphane Bataillon et Stéphane Dreyfus.
La Croix L’Hebdo : D’où vous vient votre envie de raconter des histoires ?
Timothée de Fombelle : Sûrement de mon grand-père. Il a eu une vie assez incroyable : cavalier pendant la Seconde Guerre mondiale, il a été arrêté rapidement par les Allemands avant d’être libéré comme soutien de famille. Il est ensuite devenu conseiller d’État. Il nous racontait ses récits, en brodant beaucoup. Son leitmotiv, c’était de nous dire « Évadez-vous », parce qu’il avait promis à ses supérieurs hiérarchiques de ne pas le faire et l’avait regretté rétrospectivement. C’est une sorte de mantra qui m’a beaucoup accompagné, m’a sûrement donné cette envie d’horizon, m’a dirigé vers la littérature jeunesse, un grand lieu de liberté loin des miradors de la grande littérature adulte, où tout doit être rangé avec des étiquettes.
Un jour, vers mes 15 ans, il me convoque et me demande d’écrire à sa place, lui, la plume de la famille, un texte qu’il doit écrire pour les 80 ans d’un ami. C’était comme une sorte de passage de témoin. Ce sont ces moments de transmission qui ouvrent des possibles.
Vous avez décidé assez tôt, et encore inconnu, de vous consacrer à l’écriture à plein temps. Un pari ?
T. de F. : Oh oui ! J’ai commencé par enseigner le français dans des collèges de banlieue et à Hanoï, où je suis allé vivre un temps. Mais au bout de quatre ans, vers mes 28 ans, j’ai arrêté parce que j’ai senti qu’il fallait que j’aie le vertige du saut dans le vide. J’ai commencé par des pièces de théâtre, des commandes, et même un long projet de version de la Bible pour les enfants. Une main tendue pour essayer de rentrer dans la dimension littéraire de la Bible sans les aspérités du texte brut.
Ce travail a libéré mon écriture qui se voulait alors très contemporaine, une littérature pour les happy few. Avec la Bible, je retrouvais le terrain commun de la narration, de la veillée, de l’histoire qu’on raconte, qu’on partage. Tout ce que j’aime comme lecteur, à vrai dire.
Il y a un plaisir de la profusion chez vous, des lieux, des personnages, des aventures. D’où vient-il ?
T. de F. : C’est mon côté démiurge. Je fais dans l’écriture tous les métiers que j’aurais aimé faire et toutes les vies que j’aurais aimé vivre. Je suis éclairagiste quand je décris le rayon de lumière sur mon personnage, je suis cuisinier quand je raconte la cuisine dans Vango. C’est le plaisir de ne pas choisir, même si toutes ces vies passent par le filtre de la mienne, par le tamis de ce que je suis. L’écriture permet de créer sans demander à personne, ça ne coûte rien. La littérature jeunesse, pour moi, c’est vraiment la liberté.
Quelle est la méthode que vous employez pour structurer vos mondes ?
T. de F. : La règle numéro un, c’est d’en savoir beaucoup trop, pour avoir le paysage complet de son roman. Un long travail de documentation que j’effectue par des lectures très précises, comme, pour Alma, les ouvrages de l’historienne Arlette Farge qui a dépouillé les rapports de police de l’époque afin de connaître le quotidien des Parisiens, les odeurs, les bruits des rues, en dehors de la grande histoire. Autant de détails qui me permettent d’être très concret et de ne pas raconter l’histoire de l’extérieur.
Mais comment ne pas se perdre dans ce foisonnement ?
T. de F. : Une fois que ce monde est créé, je suis immergé dedans et cela devient assez facile de raconter. Je ne suis pas historien, ce qui libère beaucoup mon écriture, mais je suis très respectueux de l’histoire. Je viens me mettre dans ses creux pour créer de la fiction. J’inscris ensuite dans de grands cahiers les éléments de l’intrigue, les personnages, j’établis des liens entre eux. Je pars de mon personnage principal. Qui est-il ? D’où vient-il ? Quel est son lieu de départ ? Manier tous ces destins relève de l’artisanat.
Ces personnages, vers quoi courent-ils ?
T. de F. : Tous mes personnages viennent d’une sorte de paradis perdu. Tobie, ce sont les branches du bas de l’arbre qui l’ont vu naître ; Vango, c’est un cratère de volcan, où il a échoué dans les îles Éoliennes ; Alma, c’est une vallée, le seul lieu fictif de la trilogie, où elle est réfugiée avec sa famille. Ce sont toujours des lieux protégés, mais bien délimités. Je dépeins une enfance rêvée mais qui ne peut pas être éternelle. À un moment, il faut partir ou fuir. Ce qui m’intéresse, c’est la frontière, le moment de la sortie de l’enfance.
Dans Vango, l’une de vos héroïnes, Ethel, dit qu’elle veut « sauver cette multitude de paradis en perdition sur lesquels poussent les gens ».
T. de F. : Oui, j’ai cette volonté de sauver cela, mais avec les artifices de la vie aussi. On fait semblant d’être grand, et dans le meilleur des cas, on fera semblant jusqu’au bout. Ma mère me dit toujours qu’elle se marre intérieurement quand les gens croient qu’elle a 78 ans (ce qu’elle a d’ailleurs), alors qu’elle a véritablement 7 ans dans sa tête. (Rires.) J’étais dans l’atelier de François Place, mon ami et illustrateur d’Alma et de Tobie, l’autre jour. Il me montrait des dessins qu’il avait faits à 13 ans, et c’était déjà du François Place : des miniatures de grandes batailles napoléoniennes d’une précision et d’une continuité incroyables avec son trait. Il n’a jamais arrêté, contrairement aux autres adultes, d’écrire ou de dessiner.
Il y a l’idée de toujours rester jeune ?
T. de F. : Peut-être, mais attention : je considère que le monde a besoin d’adultes. Je n’écris pas comme un enfant et je n’ai pas son point de vue quand j’écris. Je suis bien un adulte qui écrit et qui embarque avec moi les plus jeunes. Même si le personnage m’intéresse, je ne suis pas atteint du syndrome de Peter Pan quand j’écris. Mais lorsqu’un lecteur de 11 ans me dit qu’un de mes livres est son ouvrage préféré, je suis émerveillé et me dis que j’ai réussi à leur parler alors que je n’ai plus vraiment leur âge ! (Rires.)
Faut-il être dans les canons imposés par l’époque ?
T. de F. : Je reste très en veille sur ce qui se crée, mais je n’ai pas l’impression que cela m’influence. Par exemple, quand j’ai commencé à écrire Alma, je me souviens de la surprise de mon éditeur face à ce projet de saga sur l’esclavage et la traite des Noirs. On était en 2014, avant « Black Lives Matter » et la prise de conscience collective sur ces sujets. Je portais ce récit depuis mes 13 ans. J’ai vécu en Côte d’Ivoire et j’ai découvert ces grandes forteresses, complètement à l’abandon, où étaient triés les esclaves, capturés dans toute l’Afrique. Ça a été un choc énorme et j’ai écrit dès mon retour le début d’un roman. J’ai toujours su que j’y reviendrais un jour.
Si la saga d’Alma a été très bien reçue, elle a aussi créé une polémique. Comment l’avez-vous vécue ?
T. de F. : Le mouvement Black Lives Matter a émergé au moment de la sortie du premier tome d’Alma. Une chance pour le livre mais en même temps un péril, car cela devenait un sujet de tension. Mon éditeur anglais a refusé d’en éditer la traduction parce qu’il voyait dans ce récit d’un auteur blanc une forme d’« appropriation culturelle ». C’est difficile de dialoguer lorsque, sur les réseaux sociaux, certains avançaient que je parlais, sans aucun droit, de quelque chose qui ne m’appartenait pas. Le débat ne portait pas sur le fond du texte. C’était un refus de lire. Finalement, c’est un autre éditeur, européen, qui s’est chargé de le publier dans le monde anglo-saxon.
Cela a-t-il pollué l’écriture de la suite ?
T. de F. : Non, parce que j’ai été très vigilant en explorant ce thème, avec 300 livres lus sur le sujet, dont 95 % écrits par des sources ou des historiens blancs. Je suis conscient que toute cette mémoire est transmise par les esclavagistes, par les capitaines de bateau. C’est un travail à contre-courant que j’ai fait sans arrêt, parce que je savais que j’ajoutais encore une voix à tout ça. Je pense qu’on peut partir de ce qu’on a en commun, avec notre empathie.
Pour moi, l’universalisme n’est pas un étendard, c’est mon instrument de travail. J’ai donc essayé d’être au plus près du pont inférieur, de mes personnages. C’est aussi pour cela que j’utilise les mètres et non les pouces comme unité de mesure. Je veux que cela soit concret pour mon lecteur, pour qu’il imagine et se rende compte de ce que cela pouvait représenter pour les captifs de voyager six ou huit mois allongés dans des cales de 70 cm de hauteur.
Est-ce que le christianisme a une place dans votre imaginaire ?
T. de F. : On écrit avec tout ce qu’on est. Je suis chrétien et croyant, et cela irrigue mon travail, même inconsciemment. Il y a toujours de l’espérance dans mes livres, une lumière au bout du couloir, sous la porte. Mais aussi la foi et la charité. Et la reconnaissance de la souffrance.
Le thème de la nature est également très présent dans vos œuvres. Dans quel but ?
T. de F. : C’est un moyen de porter un regard sur notre condition humaine, sur notre fragilité. Dans un de mes courts romans, Céleste, ma planète, mon héroïne est touchée dans sa chair par le changement climatique. À partir du moment où la planète est incarnée par un personnage, tout à coup, tout devient possible. Si la planète était une jeune fille de 13 ans, est-ce qu’on ne la sauverait pas ?
Le temps de lecture a baissé chez les plus jeunes, notamment les garçons. Comment leur donner le goût de la lecture ?
T. de F. : Il faut tout simplement laisser traîner les livres pour que les enfants les aient sous les mains, dès le plus jeune âge. Mais la principale chose à faire, c’est libérer du temps. La lecture est en concurrence avec les écrans mais aussi avec la pression scolaire. Le livre a des vertus gigantesques, notamment sur la capacité de concentration, qui est aussi évaluée en baisse. À nous d’écrire des livres irrésistibles. C’est une motivation immense ! L’enfant lecteur est un résistant. Toute la société ne cesse de lui dire de ne pas lire, lui enjoint d’être performant ou d’être connecté… Dans la cour de récré, c’est un objet non surveillé, comme un objet de contrebande que l’on se passe.
Selon vous, qu’est-ce qui a changé dans l’écriture de livres jeunesse ces dernières décennies ?
T. de F. : Harry Potter a été un grand tournant. Tout à coup, le livre devenait le sujet de discussion à l’échelle de la famille et de la cour de récré. La porte a été ouverte en grand par J. K. Rowling pour laisser la place à des livres comme les miens, avec des dizaines de personnages vivant des histoires complexes sur vingt ans de vie.
Cette littérature qui crée des mondes remporte beaucoup de succès. Est-ce un bon moyen d’attirer les jeunes vers la lecture ?
T. de F. : Le succès des séries, qu’elles soient télévisées ou littéraires, prouve que le lecteur a besoin de se plonger longuement dans un univers. Comme dans une cabane dans laquelle on se réfugie. J’ai parfois envie de faire sortir mes lecteurs d’une sorte de confort, proche de l’addiction, aux mondes merveilleux. Certains lecteurs me demandent s’il y a des orques dans mes livres. Au début, je répondais non. Maintenant, je dis oui ! (Rires.)
Il faut aussi les piéger pour les sortir de ces séries-là. Par exemple, avec la première phrase de Tobie Lolness, « Tobie mesurait un millimètre et demi, ce qui n’était pas grand pour son âge », tout le monde a cru à un roman fantastique. Or, c’est la seule phrase qui pourrait le laisser penser, alors qu’ensuite s’impose un réalisme total, sans aucun pouvoir magique. Dans Alma, le personnage de Joseph, qui est à la recherche d’un trésor, se retrouve face à la réalité de la traite négrière. Cette promesse d’aventure est un cheval de Troie pour faire découvrir l’esclavage.
Est-ce qu’on raconte une histoire à un enfant d’aujourd’hui comme on l’a racontée quand vous étiez petit ?
T. de F. : Les jeunes lecteurs d’aujourd’hui ont dévoré cinq ou dix fois plus d’histoires dans leur vie que ceux de la génération précédente. Les écrans les en abreuvent, ce qui leur donne une expertise telle qu’ils ne sont plus dupes de rien. Ils ne vous feront donc pas le crédit de trois pages durant lesquelles on les a complètement perdus. Cela invite à l’excellence. Ils ont toutes les raisons de ne pas lire, entre le téléphone qui sonne, les copains qui appellent en bas, le cours ou l’activité qui les attend.
Il faut dès lors se servir de toutes les armes de la littérature et ruser pour garder leur attention : la poésie, les scènes d’action, la force des personnages, les surprises, les coups de théâtre… C’est pour ça que j’écris beaucoup de romans d’aventures. Ça n’empêche pas de proposer des moments de contemplation. Mais il faut d’abord consolider le pacte avec le lecteur pour qu’il puisse s’arrêter avec moi, au bout de 200 pages, devant un champ de câpriers en Sicile, dont je détaille la floraison.
Et maintenant, après Alma ?
T. de F. : Arrivant au terme d’Alma, après neuf ans de travail, j’ai besoin de toucher à d’autres formes, et je sais que je ne recommencerai probablement pas une autre saga avant quatre ou cinq ans.
Alma, t. 3, La Liberté. Gallimard Jeunesse, 480 p., 21 €