UPPLR #207 : L’art de perdre par Elizabeth Bishop

The art of losing isn’t hard to master ;
so many things seem filled with the intent
to be lost that their loss is no disaster.

Lose something every day. Accept the fluster
of lost door keys, the hour badly spent.
The art of losing isn’t hard to master.

Then practice losing farther, losing faster :
places, and names, and where it was you meant
to travel. None of these will bring disaster.

I lost my mother’s watch. And look ! my last, or
next-to-last, of three loved houses went.
The art of losing isn’t hard to master.

I lost two cities, lovely ones. And, vaster,
some realms I owned, two rivers, a continent.
I miss them, but it wasn’t a disaster.

—Even losing you (the joking voice, a gesture
I love) I shan’t have lied. It’s evident
the art of losing’s not too hard to master
though it may look like (Write it !) like disaster.

**

Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître,
tant de choses semblent si pleines d’envie
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.

Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit.
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.

Puis entraîne-toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.

J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l’avant-dernière de trois maisons aimées : partie !
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.

J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes,
des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre.

Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste
que j’aime) je n’aurai pas menti. À l’évidence, oui,
dans l’art de perdre il n’est pas trop dur d’être maître
même si il y a là comme (
écris-le !) comme un désastre.

Elizabeth Bishop

Géographie III, traduction d’Alix Cléo Roubaud,
Linda Orr et Claude Moucharded, Circé (1991)

C’est l’un des poèmes préféré d’Eva Illouz (lire « La conversation », p. 12). Celui qui a inspiré plus que le titre du roman à succès d’Alice Zeniter. On le doit à l’américaine Elizabeth Bishop (1911-1979), prix Pulitzer de poésie en 1956, dont les recueils, en français, ont été édités par les éditions Circé. Un manuel miniature qui, en quelques vers, détaille, sans emphase et s’adressant à tous, l’art de grandir sans illusions, mais avec joie. Ce si peu nécessaire, parfois rien qu’une parole, pour se sentir vivant malgré les arrachements. « Pas un désastre ». Loin, ici, du déni des chansons populaires, du « Tout va très bien, Madame la Marquise ». Au contraire, une faculté d’accueillir les pertes, petites ou grandes, de ce qui, croyait-on, tenait la vie ensemble. Travail ingrat et difficile, impossible parfois, avec toujours le risque d’un désintéressement. Du monde. Des autres. De soi. Alors, rester avec ces vers. « Pas un désastre ». Et contempler l’étoile avec notre espérance.

Stéphane Bataillon

(Initialement paru dans La Croix l’hebdo n°207 du 10 novembre 2023)