(Notes initialement parues dans le cahier Livres de La Croix du 26 octobre 2023)
Quelque pays parmi mes plaintes
par Jean D’Amérique
Cheyne, 80 p., 18 €
Poète, dramaturge et écrivain né en Haïti en 1994, Jean D’Amérique propose un nouveau recueil après un roman remarqué, Soleil à coudre, publié chez Actes Sud en 2021. Dédié « aux voix qui résistent/aux êtres qui espèrent », ces textes en proses poétiques répondent à deux catastrophes survenues sur son île natale : les émeutes de la faim d’avril 2008 et l’épidémie de choléra due à la pollution du fleuve Artibonite en automne 2010. « “servie la table”, bien sûr une blague, énième fois que le repas nous plante, chez nous la coutume veut que dans la salle à manger nos révolutions avortent trois fois par jour », écrit-il de la première, pour nous faire prendre conscience de ces destins brisés. « de nos astres ne demeure qu’un atelier de poussière. »
Revue TXT n° 36
Collectif, Lurlure, 248 p., 21 €
La livraison annuelle de TXT, revue explorant le champ des expérimentations formelles en poésie, poursuit l’exploration de l’œuvre du poète allemand Arno Schmidt initiée dans son précédent numéro. Un vaste dossier avec notamment la traduction d’un extrait de son étonnant maître livre Zettel’s Traum : plus de 1 300 pages en grand format couvertes de signes, issues de la fusion de 130 000 fiches rédigées pendant dix ans par l’auteur puis assemblées minutieusement pour donner un texte que l’on pourrait audacieusement comparer à une pièce d’Harold Pinter attaquée par un virus informatique issu d’une intelligence artificielle retorse. L’auteur prévient, face à son œuvre : « Ma recommandation : le critique intelligent se tait pendant tout une année. Il dit juste que ça existe. » On va faire comme ça.
Rien n’est su
de Sabine Garrigues
Le tripode, 128 p., 13 €.
Sabine Garrigues a perdu sa fille dans les attentats du Bataclan. Elle raconte, au plus juste, l’angoisse de la confirmation les heures suivant le massacre, les souvenirs, l’histoire de sa famille, venue d’Algérie qui ressurgit d’une balle. Elle réussit à dire les silences abyssaux d’une mère, d’un parent, ces cris qui fendent en deux. Dans un rêve, sa fille se met à écrire. Alors elle écrit. Et relate un autre rêve où elle entend un chant qui « a donné ordre de laisser la vie (…) que la vengeance cesse ici/par ce chant ». Pour pouvoir reprendre, malgré, ou grâce à tout. Écrire, pour elle, pour son fils survivant et pour nous tous : « La vie a pris la main / il n’y a rien de volé / il n’y a rien d’inéluctable ou de funeste / mais des expériences à faire / une façon d’honorer ta Sœur. »
Une saison fragile
d’Estelle Fenzy
La part commune, 108 p., 13,90 €.
« Un cœur/une flèche / deux prénoms // Un murmure gravé / sur une table d’écolier. » Estelle Fenzy, née en 1969 et autrice d’une vingtaine de recueils revient pour son troisième livre à La part commune avec sa forme de prédilection : des poèmes courts et légers, pointant les mutations provoquées par la vie en nous : un enfant qui s’envole du cocon familial, un printemps qui arrive, les souvenirs qui remontent. « As-tu volé de nuit / pour endormir ta peur // ou bien pour oublier / la longueur du chemin. » Sans point d’interrogation, elle laisse ces mots en suspension. Pour que l’on s’en saisisse. Et qu’ils nous aident à allers vers. « Dis-moi / quelle forme a ton fragile / que je puisse / y construire ma maison. »