Un choix de textes magistralement illustré par les peintres modernistes (1) met en lumière l’œuvre incandescente de la plus grande poète américaine du XIXe siècle.
(Article initialement paru dans le cahier Livres de La Croix du 26/10/2023)
Une véranda ouverte donnant sur l’Océan. Et le soleil qui entre dans la grande chambre vide. Du calme, de la lumière, et le lent mouvement des vagues. En face, quelques vers d’Emily Dickinson répondent à Rooms by the sea, cette toile d’Edward Hopper de 1951 : « S’échapper à reculons pour s’apercevoir / Que la Mer est chez nous – / S’échapper en avant, et se confronter à / Son étincelante Étreinte – ».
Les deux œuvres ont une origine commune, l’Amérique, mais ne datent pas du même temps : cœur du XIXe siècle pour le poème, première moitié du XXe pour la peinture. Pourtant, l’enchantement opère à la perfection. Intensifie et le poème, et le tableau. Pour leur nouvel ouvrage, toujours un événement, les éditions Diane de Selliers ont choisi d’illustrer 162 poèmes de Dickinson par 170 peintures de cette période dite « moderniste », réalisées par 62 artistes de sa patrie.
Qu’ils s’appellent Georgia O’Keeffe, Andrew Wyeth ou Morris Graves, tous résonnent avec les poèmes de leur aînée, animés par la même volonté de rendre compte des émotions ressenties face à la nature, en opposition au formalisme des avant-gardes européennes.
Couleur, chaleur, sensations, mais aussi tentative commune de dire et de représenter les élans de l’âme. Pour celle qui se mura à l’âge de 30 ans dans la demeure familiale d’Amherst, son village natal en Nouvelle-Angleterre, la spiritualité est omniprésente. Elle ne cesse d’écrire le plus grand de la vie mêlant approche panthéiste et multiples références bibliques, subtilement suggérées. Le tout sans effusion, avec ce rythme marqué par l’usage particulier des tirets long et des majuscules. Un rythme à la fois puissant et doux, fluide et saccadé dont on s’éprend à vie, une fois habitué à sa voix singulière. Les œuvres, reproduites ici avec éclat, nous y invitent comme autant de portes vers son univers.
« Les poèmes de Dickinson dansent toujours, ce sont comme des chorégraphies, explique la traductrice Françoise Delphy. Il est très difficile pour un tableau, par essence fixe, de rivaliser. Et pourtant, en sélectionnant les poèmes que j’avais déjà traduits il y a plus de vingt ans, ce sont ces tableaux qui éclairent la beauté et la force de certains poèmes qui m’étaient passés un peu plus inaperçu dans la masse des quelque 1 789 textes de son œuvre. » Alors, avec elle, on contemple la danse : « Les Meilleures Choses sont cachées à la Vue/La Perle – le Juste – Notre Pensée – ».
Stéphane Bataillon
(1) Poésies d’Emily Dickinson, illustrées par la peinture moderniste américaine. Traduction de l’anglais et notes de Françoise Delphy. Diane de Selliers, 412 p. sous coffret, 230 € (prix de lancement)