Le dernier film d’animation de Hayao Miyazaki, Le Garçon et le Héron, est à l’instar de beaucoup de ses autres longs métrages imprégné de références animistes et de valeurs shintoïstes. Telle l’harmonie avec une nature regorgeant d’esprits et de divinités étranges, comme le célèbre Totoro, emblème du Studio Ghibli.
Un héron majestueux et menaçant plane au-dessus d’un jeune adolescent. Du fond de son long bec jaillissent une bouche dentée et une voix rauque… À l’image de l’un des personnages principaux de son dernier film d’animation Le Garçon et le Héron, volatile possédé par une créature énigmatique au caractère éminemment humain, l’œuvre de Hayao Miyazaki est une forêt de signes, peuplée d’êtres mystérieux d’essence surnaturelle ou divine. Des signes propres à la mythologie japonaise, au bouddhisme et surtout au shintoïsme.
Les autres films du maître japonais regorgent d’allusions aux croyances de son pays. De Nausicaä de la vallée du vent (1984), fable écologique où l’on croise une divinité guerrière, au Voyage de Chihiro (2001), récit initiatique d’une jeune fille dans un monde fantastique, en passant par Princesse Mononoké (1997), épopée sur les méfaits de l’industrialisation dont la victime est un dieu-cerf.
Dans Mon voisin Totoro (1988), les deux petites filles au centre du film, lors de la scène de rencontre avec la fameuse créature sylvestre qui va les aider à surmonter la maladie de leur mère, s’abritent de la pluie près de la statue bouddhiste d’un Jizô-sama, protecteur des voyageurs et des enfants. Leur chemin croise aussi des sculptures à l’effigie d’un renard qui représente Inari, la divinité shintoïste du riz et de la fertilité, et celui d’un camphrier entouré d’un cordon sacré, indiquant qu’il abrite un kami, l’un des dieux shintoïstes.
« Le film est balisé par ces signaux car son paysage émane d’un ordre immanent, une puissance de la nature qui veille sur les petites filles », analyse Xavier Kawa-Topor. Le directeur de la NEF Animation, qui a joué un rôle déterminant dans la reconnaissance en France de l’œuvre de Miyazaki, se garde toutefois de surinvestir cette dimension spirituelle, dont le cinéaste lui-même a pris soin de restreindre le périmètre.
« Je ne crois pas au shinto », a-t-il déclaré en 2010 au journal britannique The Independent, « mais je le respecte, et je sens que l’origine animiste du shinto est profondément ancrée en moi. » L’artiste est sans doute à l’image de beaucoup de Japonais, dont seuls 2 % se déclarent ouvertement shintoïstes.
Comprendre le shintoïsme
Mais le culte, avec ses temples, ses rites et ses fêtes, a largement fusionné avec la vie quotidienne de l’archipel, incarnant, pour beaucoup, l’esprit du Japon, quitte à être parfois repris et utilisé par les pouvoirs politiques et militaires pour exalter un nationalisme farouche. Tout ce que déteste Hayao Miyazaki, pacifiste convaincu.
« Il rejette le shintoïsme en tant que religion obéissante, avec des traditions perpétuées sans être vraiment ressenties », commente Michael Dudok de Wit, réalisateur néerlandais de La Tortue rouge (2016), coproduit par le Studio Ghibli qu’a fondé Miyazaki en 1985 avec le regretté Isao Takahata. « Le shintoïsme est fondé sur des sentiments qui surgissent naturellement du plus profond de l’être, confirme Emiko Kieffer, autrice d’un ouvrage sur la question (1). Contrairement aux religions monothéistes, il n’a ni doctrine ni fondateur, mais repose sur le culte de la gratitude et du respect, mêlé de crainte, envers nos ancêtres et la nature. » Une idée très présente dans Le Garçon et le Héron, où se pose avec beaucoup d’acuité la question de la transmission de l’héritage culturel et naturel.
Dans son rapport à la nature s’exprime l’animisme cher à Miyazaki. « Dans les religions monothéistes, l’homme est placé au-dessus de la nature, il est comme le jardinier du monde. Dans les croyances animistes, le divin n’est pas dans un rapport exclusif à l’homme, il s’exprime aussi dans la nature », compare Xavier Kawa-Topor.
Pour Michael Dudok de Wit, Miyazaki parvient à retranscrire ces forces de l’esprit dans des petits riens : « Un courant d’air remarqué par Chihiro semble anodin mais il incarne une présence et relève de la compréhension intuitive que tout ce qui existe est uni, interdépendant, et qu’il règne une certaine harmonie entre les éléments. »
Mais l’animisme du cinéaste se manifeste aussi à travers un bestiaire spectaculaire inspiré du panthéon shintoïste des innombrables kamis. « Les dieux japonais n’ont pas de forme réelle », expliquait Hayao Miyazaki en 2001, à propos du Voyage de Chihiro. « Ils sont dans les rochers, dans les piliers ou dans les arbres. » Ils peuvent se rendre visibles à travers un objet, un animal, ou un être vivant. Les films de Miyazaki en regorgent : Totoro, la déesse louve Moro dans Princesse Mononoké ou encore Kaonashi, l’impressionnante créature sans visage du Voyage de Chihiro. Une figure ambivalente, comme pratiquement toutes celles de la grande galerie imaginée par l’artiste à l’imagination débordante.
Coexistence du bon et du mauvais
Dans les films de Miyazaki comme dans le shintoïsme, chaque individu a une part de bon (nigi-mitama) et une part de mauvais (ara-mitama), qui apparaissent en alternance au cours des histoires. Ce dualisme, en Occident, est plutôt réparti entre les différents protagonistes, notamment au fil des contes traditionnels : princesse ou sorcière, ogre ou chevalier au cœur pur. La coexistence du bon et du mauvais chez le maître japonais donne à ses personnages, comme le héron de son dernier film, une épaisseur particulière et une étrange ambiguïté, celui-ci pouvant alternativement s’opposer au jeune garçon ou l’aider.
« Dans la nature elle-même, la question du bien et du mal n’est pas posée de manière clivante : il n’y a pas les gentils lapins d’un côté et les méchants loups de l’autre, souligne Xavier Kawa-Topor. Chez Miyazaki, les animaux peuvent être traversés par des principes, des forces qui sont des deux côtés. » Chaque kami peut également être frappé de malédiction (tatari), reçue à l’occasion d’une faute dont il tente de se libérer. Dans Nausicaä de la vallée du vent, les yeux d’immenses insectes, les Omus, deviennent rouges lorsque la destruction de la nature par les hommes les met en rage. De là à y voir une colère divine de Miyazaki, il n’y a qu’un pas…
Stéphane Bataillon et Stéphane Dreyfus
(1) Le Shinto, la source de l’esprit japonais, Sully, 128 p., 16,5 €.
(Article initialement paru dans La Croix du 31 octobre 2023)