J’ai le bonheur fidèle
et le bonheur perdu :
j’ai l’un comme une rose,
l’autre comme une épine.
De ce qu’on m’a volé,
ne suis dépossédée :
j’ai le bonheur fidèle
et le bonheur perdu,
et suis riche de pourpre
et de mélancolie.
Ah ! quelle aimée est la rose
et quelle amante l’épine !
Tel le double contour
de deux fruits faux jumeaux,
j’ai le bonheur fidèle
et le bonheur perdu.
Gabriela Mistral
Essart, traduit de l’espagnol (Chili) et présenté par Irène Gayraud, Éditions Unes, 192 p., 23 €
Écoutez ce poème (lecture Stéphane Bataillon) :
Première femme poète et première écrivaine d’Amérique latine a recevoir le prix Nobel de littérature en 1945, la Chilienne Gabriela Mistral, immensément connue dans le monde hispanophone, n’avait pas, jusqu’ici, de recueil complet traduit en français. Le manque est aujourd’hui comblé avec la parution d’Essart, l’un de ses deux maître-livres, avec Lagar paru en 1938. Militante, pédagogue, féministe et catholique, elle était animée d’une foi dont elle ne cessa de témoigner dans ses poèmes, l’exprimant sous différentes formes et chemins, de la cordillère des Andes aux sentiers de l’exil, des absences, des regrets. Un pays de mots, où l’on se laisse entraîner à la rencontre des anges, du Christ, des dieux et des déesses de la mythologie pour aboutir, avec elle, au seuil d’une porte « derrière laquelle j’ai tout mis, /et j’ai tout laissé comme aveugle, /sans porter clé qui me connaisse /et cadenas qui m’obéisse. »
Stéphane Bataillon
Retrouvez ce poème dans La Croix l’Hebdo du 27 août 2021