(Portrait initialement paru dans La Croix du 10/11/2018)
L’enfance, la gauche, ses combats et ses projets, sans oublier la figure du Christ et l’importance de la parole… François Ruffin, député de la Somme et enfant terrible de l’hémicycle, peut agacer comme séduire, parfois même les deux à la fois.
Le rendez-vous avec François Ruffin avait été décidé à l’occasion de la parution d’un petit livre, Paix intérieure et paix sociale, fruit d’un échange qu’il a eu avec l’évêque d’Amiens, Mgr Olivier Leborgne (1). Depuis son élection en juin 2017, le député iconoclaste inscrit dans le groupe France insoumise est l’une des rares figures médiatiques à rivaliser avec Jean-Luc Mélenchon à gauche. Entouré d’une jeune garde fidèle et habillé d’un sweat à capuche sobre, il nous reçoit dans son bureau, en face de l’Assemblée Nationale.
À 43 ans, il est de la même génération qu’Emmanuel Macron. Mais s’ils ont tous deux étudié dans le même établissement jésuite d’Amiens, La Providence, il a suivi un parcours diamétralement opposé à celui du président. Hyperactif de la parole, patron de presse indépendante avec son journal Fakir puis réalisateur à succès du film Merci Patron!.
Il commence par demander si nous connaissons des journalistes de Pèlerin. Sa grand-mère, 93 ans, ne lit que ça. Va donc pour la famille, les racines. Si François Ruffin se fait le héraut de la cause du peuple, du monde ouvrier, il revendique ses origines « paysannes ». Son grand-père appartenait « à la ”lumpen-paysannerie” avec un terrain dérisoire de 4 ou 8 hectares ». Son père, grâce à un instituteur et à l’école publique, franchit toutes les étapes du mérite, jusqu’à l’Institut national agronomique à Paris, avant de devenir cadre chez Bonduelle. « J’ai héroïsé ce père, la volonté qui l’habitait, qui lui a permis de crever tous les plafonds de réussite », avoue aujourd’hui le fils. Lui ne suivra pas un tel chemin.
Enfant taciturne, élève médiocre, le jeune François entre en sixième à La Providence, l’établissement où la bourgeoisie amiénoise scolarise ses enfants. Aussitôt, il prend conscience de sa différence et décide d’en faire une arme. « Je me déclare communiste… sans savoir exactement ce que c’est! Je défends l’Union soviétique, la lutte contre l’analphabétisme et même l’électrification. Par provocation! »
Le collégien bouillonne puis, en classe de troisième, c’est le déclic. Il délaisse les manuels scolaires mais se met à dévorer les romans populaires de Claude Michelet, Steinbeck. Plus tard, ce sera la découverte du grand sociologue Pierre Bourdieu. « Je me rends compte de tout ce qui est habité par un racisme de classe, y compris chez moi. Je me rends compte que je suis face à un choix: ou bien j’utilise les outils culturels qu’on m’offre à l’université pour intégrer la pe tite bourgeoisie intellectuelle ou bien je reste solidaire avec les classes populaires. »
Aujourd’hui, il dit souvent de lui qu’il n’est pas intelligent mais n’en nourrit aucun complexe. « Finalement, je pense que cette faible capacité d’abstraction me rend service, car dans la gauche, aujourd’hui en particulier, on est entouré de gens qui ont une très grande capacité d’abstraction. Moi, j’ai toujours besoin de passer d’abord par le réel, par les témoignages des gens. »
François Ruffin ne se définit pas comme « l’homme de l’horizon » mais plutôt comme celui « des petits pas ». Le pire, dit-il, ce n’est peut-être pas le chômage, c’est le sentiment d’impuissance. « Face à cela, je propose une attitude: ne plus courber l’échine, pour reprendre conscience que la force est immense si les gens se mettent ensemble. Mon adversaire, c’est la finance mais c’est surtout l’indifférence. Peut-être qu’à un moment les gens vont reprendre confiance en eux, et que les petits pas se transformeront en bonds. »
En 1999, à 24 ans, le Picard lance, dans son fief d’Amiens, le journal Fakir. Le jeune homme est révolté par ce qui domine l’actualité politique et économique depuis quinze ans: les délocalisations en série, les fermetures d’usines, présentées comme une espèce de fatalisme. Il mène le combat avec sa plume, écrit tout un tas de bouquins qui ne sont pas publiés: des romans, une pièce de théâtre voire un essai sur la Biélorussie. « À cette époque, je suis un individualiste, pas un organisateur. » Les temps changent. Vient le succès de Merci Patron! qui dénonce les méthodes de Bernard Arnault à la tête du groupe de luxe LVMH puis, la notoriété acquise, la participation aux premiers happenings sociaux (« événements collectifs ») comme Nuit debout, au printemps 2016.
Et enfin, l’élection sur ses terres de la Somme, où il écrase le candidat du Front national. À l’Assemblée, François Ruffin tient une place à part. Il refuse ce travail parlementaire qui fait des représentants de la Nation des machines à produire des textes. Il joue le trublion, se fait tribun, provocateur, exaspère la majorité, gagne une réputation d’enfant terrible de l’hémicycle. Mais loin des médias, c’est un rythme de travail infernal que s’impose celui qui n’a pas renoncé à rencontrer les gens du quotidien. Il continue d’écrire la majorité des articles de Fakir, rencontre les ouvriers de l’usine Goodyear. Il enquête auprès des employés de la grande distribution, de La Poste puis présente en janvier 2018 une proposition de loi sur le burn-out avant de, lui-même, frôler la sortie de route.
Ce n’est pas la quantité de travail qui l’épuise, mais assure-t-il, un sentiment de mal faire, de s’éparpiller sans rien parvenir à achever. « Je culpabilise de ne pas voir mes deux enfants suffisamment. Il y a une autre culpabilité, celle de tous ces endroits où je ne suis pas. Tous les matins, il faut choisir entre une lutte sur laquelle tu te trouves, une prise de parole à faire ou pas dans l’hémicycle. J’ai l’impression d’être tiraillé, de ne pas faire des choses que je ressens comme un devoir. »
Il y a chez ce personnage aux allures d’éternel jeune homme une geste de redresseur de torts, manière Robin des bois. Il porte la cause des agents d’entretien de l’Assemblée, des victimes de la Dépakine, des salariés handicapés et celle des hirondelles et autres coquelicots menacés de disparition par les pesticides… À travers tous ces combats, il assume une forme de populisme, un mot auquel il croit. « Je m’appuie simplement sur la définition du Petit Robert qui dit: “École littéraire qui s’applique, dans les romans, à dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple”. » Dans un monde dominé par la technocratie et la recherche du pragmatisme, lui croit à la vertu de l’opposition. « S’il y a consensus total, il n’y a plus de démocratie. Et si, nous, on n’est pas là pour montrer nos désaccords par la parole, cela risque de resurgir par des biais autrement plus violents. »
Dans Paix intérieure et paix sociale, François Ruffin parle de « son » Christ. L’échange avec Mgr Olivier Leborgne a fait réfléchir ce « chrétien non croyant ». « Je suis convaincu que le Christ a existé, développe-t-il. Je ne pense pas qu’il soit fils de Dieu, je ne crois ni à sa résurrection ni à ses miracles. Mais ce n’est pas grave, je suis habité par ce mythe. Il y a la puissance de la parole, le verbe qui s’est fait chair. Il y a la compassion. Et puis la lutte contre les marchands du temple. Les prophètes ont un rôle dans la cité, indépendamment de l’existence de Dieu. Celui de venir nous amener vers un au-delà, de dire qu’il n’y a pas que le pognon dans la vie. »
François Ruffin parle souvent d’espérance. Le député assure encore qu’il mène un « combat spirituel » contre l’indifférence. Un petit côté prophète ? « Peut-être mais sans vouloir se prendre au sérieux. S’il y a un objectif spirituel pour notre société, c’est peut-être de définir le “qu’est-ce qu’on fait ensemble ?”. Comment on va travailler, où l’on va naître et mourir, entouré par qui ? Je crois vraiment qu’il faut faire basculer la société d’un objectif matériel vers un objectif qui est plus spirituel. »
Bernard GORCE & Stéphane BATAILLON
(1) Temps présent/MRJC, 60 p., 5 €.
Coups de cœur
Un film
Roger et moi. Dans ce documentaire sorti en 1989, Michael Moore enquête caméra au poing sur les décisions du président de General Motors qui aboutissent à la suppression de 30 000 emplois dans les usines de sa ville natale, Flint (Michigan). Le modèle de Merci Patron !
Un livre
Racisme de l’intelligence, de Pierre Bourdieu. C’est mon texte source. Le sociologue décrit cette forme de racisme propre à une classe dominante dont la reproduction dépend, pour une part, de la transmission du capital culturel. Un « capital hérité qui a pour propriété d’être un capital incorporé, donc apparemment naturel, inné ». (Interventions 1961-2001, Agone, Marseille, 2002, p. 177).
Un artiste
Jacques Brel. Quand il chante, il y a quelque chose de l’ordre du sacré. Mes titres préférés sont Mathilde, Jef et La Fanette.