J’ai chanté tant qu’à me taire
Les oiseaux me soient venus
Sur l’épaule y croyant faire
Voyage dans l’inconnu
J’ai chanté des mots sans robe
Sur un air mal inventé
Ayant mis mon âme folle
Et tous les yeux de l’été
C’était quelque part au monde
Avant l’heure où naît le vent
Les miroirs au creux de l’ombre
N’avaient rien à dire aux gens
C’est toujours un terrain vague
Où s’égarent les secrets
Je ne portais pas mes bagues
Et quelqu’un d’autre pleurait
Nul ici ne s’intéresse
À savoir d’où vous veniez
Les choses n’ont pour adresse
Qu’où les met le chiffonnier
Louis Aragon
Les Adieux et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 272 p., 9,90 €.
Que dire d’un monstre sacré ? Qu’ajouter, à propos du poète fou d’Elsa, au romancier du monde réel et des tourments d’Aurélien qu’était Louis Aragon ? Peut-être est-il juste nécessaire de se mettre à explorer des pans moins éclairés de ce continent littéraire. À l’occasion du 40e anniver-saire de sa mort le 28 décembre prochain, une riche actualité éditoriale peut nous servir de guide. Ainsi ces Adieux, dernier recueil publié du vivant de l’auteur en 1981, rassemblent des textes appartenant à son « style de vieillesse », comme le rappelle Olivier Barbarant dans sa nouvelle et passionnante préface. Le manque, l’échec, le tragique, la perte de l’aimée (Elsa Triolet a disparu en 1970) sourdent de ces textes épars écrits entre 1958 et 1977 d’une langue toujours vive, fluide, qui « jusqu’au bout, se fera aventure ». Bien loin d’un crépuscule, d’une fossilisation précoce, l’écho de ces mots où résonne la finitude voudrait transmettre quelque chose de la fragilité perçue au fond du gouffre. « Jeunes gens qui parlez tout bas / Quand je passe / En allez-vous ou restez là / Nous n’aurons croisé que nos traces / Et déjà le bruit les efface / Avec sa traîne de lilas. »
Stéphane Bataillon
(Article initialement paru dans La Croix l’Hebdo n°159 du 26 novembre 2022)