(Conversation publiée initialement dans La Croix l’Hebdo n°201 du 29 septembre 2023)
Le pensionnaire de la Comédie-Française, Noam Morgensztern, livre un enregistrement audio intégral de la Bible dans la traduction proposée, il y a une vingtaine d’années, par Frédéric Boyer et une pléiade d’écrivains contemporains pour les éditions Bayard. Une manière inédite de découvrir ce texte et une aventure sonore étonnante dont il nous raconte les coulisses.
POURQUOI LUI ?
À 42 ans, Noam Morgenzstern est un assoiffé. De textes, de musiques et de sons. Comédien ou metteur en scène, il passe d’un film à une série télé, d’une pièce majeure du répertoire à la Comédie-Française, dont il est pensionnaire depuis 2013, à une fiction radiophonique, sans oublier les doublages de films. Lors du premier confinement, il s’est lancé dans une entreprise inédite : enregistrer, de sa seule voix et en intégralité, La Bible des écrivains. Une traduction événement menée par Frédéric Boyer et parue en 2001 chez Bayard (éditeur de La Croix L’Hebdo), vivifiant les anciennes paroles avec les mots d’écrivains contemporains dont Olivier Cadiot, Jacques Roubaud, Jean Echenoz ou Marie Ndiaye. Plus d’une centaine d’heures qui mettent en voix et accompagnent la nouvelle édition de cette traduction littéraire devenue référence. Peu familier du texte, qu’est-ce qui l’a incité à se lancer dans une telle aventure ? À tenir, immergé dans le texte,
et à utiliser des procédés sonores pour embarquer l’auditeur avec lui ? Comment ressort-on, en tant qu’acteur et en tant qu’homme, d’une telle traversée ?
À paraître le 4 octobre : La Bible des écrivains, nouvelle édition, Bayard, 2 680 p., 39 €, extraits audio inclus ; version audio intégrale disponible à l’achat (59,99 €) ou inclus par abonnement chez les audiolibraires (Audible, Apple Books…).
La Croix L’Hebdo : La Bible des écrivains, lue et jouée d’une seule voix, de la Genèse à l’Apocalypse. Plus de 100 heures d’écoute. Quelle a été l’étincelle de ce projet un peu fou ?
Noam Morgensztern : Tout a commencé grâce au romancier et dramaturge Olivier Cadiot. Il avait traduit La Nuit des rois de Shakespeare, que j’ai jouée, dans une mise en scène de Thomas Ostermeier. J’avais adoré l’énergie de son texte. J’ai voulu découvrir ce qu’il avait fait d’autre et j’ai vu qu’il avait traduit les Psaumes dans La Bible Bayard, qui s’appelle aujourd’hui La Bible des écrivains. J’y ai retrouvé son écriture à l’os, incisive, drôle et rock-and-roll. J’étais très intrigué.
J’ai ensuite lu la Genèse, traduite par le maître d’œuvre de l’ouvrage, Frédéric Boyer, que je ne connaissais pas. Les cinq premières pages m’ont soufflé. J’ai appelé Frédéric. On s’est bien entendus tout de suite. Je lui ai dit : «Je veux la jouer en entier et l’enregistrer, tout seul. » J’avais envie, par ce biais, de me forcer à la lire. Frédéric m’a répondu : «C’est d’accord, tu n’y arriveras pas ! » J’étais lancé. Cela m’a pris trois ans au total. Un an pour enregistrer, un an pour la musique et un an de mixage.
Quel était votre rapport avec le texte ?
N. M. : J’ai toujours été attiré par la Bible, sans que ça « prenne » jamais. Un livre de mon histoire mais dans lequel j’avais du mal à entrer. Je viens d’une famille juive marquée par une culture de l’exil, par la Shoah, j’ai été très marqué par les vies de mes grands-parents maternels, qui ont fui la Pologne pour échapper à la guerre.
Dans mon enfance, j’allais à la synagogue où on lisait la Bible de Zadoc Kahn, datant des années 1950, dans une traduction ampoulée, incompréhensible. Néanmoins, j’ai toujours pressenti qu’il y avait quelque chose que je devais trouver dans ce livre, sans jamais avoir réussi à y plonger.
Vous parlez hébreu ?
N. M. : Oui. J’ai vécu plusieurs années en Israël. Je ne parle pas l’hébreu biblique, mais celui de la rue, des transports en commun, de la plage. Un hébreu de randonneur. C’est une langue incomplète où les voyelles sont suggérées. Et je pense que je joue, en français, avec cette incomplétude. C’est dans ma culture.
J’avais entendu que dans chaque lettre biblique il y a une étincelle de savoir en attente, qu’il y a donc quelque chose à en faire jaillir. Le mot hébreu est un jeu, avec plein de significations, de racines et de manques. C’est ce qui donne à mon jeu l’impression que je suis toujours aux aguets du texte, instable. Je joue avec lui et lui avec moi : on se met d’accord en direct.
Une si longue durée dans un monde où beaucoup de contenus, sur les réseaux, sont rapides et brefs, c’est un luxe ?
N. M. : Oui. C’est très rare aujourd’hui, d’avoir du temps à consacrer à une seule chose. C’est assez punk, sans doute, une traversée de 103 heures. Je prends le temps d’être à l’écoute de ce que je suis en train de dire. Je n’avais pas de contrainte. Je pouvais enregistrer la nuit ; tant que j’avais de l’énergie, de la force, je continuais. On entend dans l’enregistrement la fatigue de ma voix qui ne veut pas s’arrêter, dans le Deutéronome par exemple, ou dans Job. C’était des textes éprouvants, mais il fallait continuer de dire, de jouer.
C’est une relation au temps de la création que l’on rêve d’avoir sans se l’autoriser, surtout depuis le Covid où tout semble s’être ligué pour rattraper un temps soi-disant perdu. Il n’y a rien à rattraper. Ce projet invite à nous freiner, et je pense que cette temporalité décomplexée peut séduire.
Dans quelle disposition étiez-vous face à ces textes ?
N. M. : En tant qu’acteur, je me pose toujours en premier la question de savoir dans quel état d’esprit est l’auteur qui a écrit le texte que je vais jouer. Je suis très attentif aux détails de sa vie privée au moment où il écrit la pièce, où il crée ses rôles. J’incarne un personnage qui joue aussi un peu l’état émotif de son auteur. Ça me nourrit. J’aime naviguer entre ces strates de temporalités à l’intérieur d’un spectacle : passer par le projet du metteur en scène, y ajouter qui je suis au moment où je parle, augmenter le tout d’un soupçon de la vie de l’auteur, tout en me laissant teinter par les camarades avec qui je joue. Ça fait du monde sur le plateau en une seule réplique ! (Rires.)
Comment s’est déroulé l’enregistrement ?
N. M. : J’ai enregistré dans un sous-sol de Paris, dans une boîte de nuit, Le Petit Prince, qui était à l’arrêt pendant le Covid. J’avais hésité à lire la Bible dehors, dans un Paris désert. J’ai fait quelques essais, mais c’était du silence encore trop bruyant. Et puis ça m’intéressait d’être en dessous de la ville, sous nos pieds. J’ai voulu faire une bible d’en bas. Une bible de grotte, caverneuse. Ça s’entend tout de suite. L’histoire des rouleaux de Qumrân retrouvés dans des amphores brisées, au fond d’un trou, m’a toujours fasciné.
J’aime cette idée que dans un monde aujourd’hui hyper balisé, avec des GPS sur toute la surface du globe, je raconte quelque chose qui est encore caché. J’ai plus un rapport au caillou qu’un rapport au ciel. J’aime mieux creuser que m’envoler. Je suis très sensible à la valeur d’un caillou, d’un tesson. Pour moi, la Bible, c’est un monde brisé, à nos pieds, qu’on chercherait à recoller, comme cette technique asiatique du kintsugi, qui consiste à recoller les objets cassés en soulignant les brisures avec une peinture d’or.
Par quel bout avez-vous réussi à vous lancer dans cette entreprise ?
N. M. : Je me suis dit qu’il fallait que je scénarise le Livre entier, en tissant des liens entre les livres. J’ai pris l’image d’une grande traversée. Je me suis créé un incipit : « C’est l’histoire d’un homme seul avec sa tente, au fond d’un lieu désolé. Il dit la Bible à voix haute et écoute ce que ça lui fait. Les textes vont l’entraîner sur une barque, puis dans une grotte. » La manière dont le texte agit sur moi et me transforme est enregistrée « en direct ». Je voulais qu’on ait la sensation d’être avec moi pour faire cette traversée de bout en bout, de vivre ensemble l’imprévu du texte.
Dans quel ordre avez-vous enregistré les textes ?
N. M. : J’ai avancé du premier mot jusqu’au dernier, de la Genèse à l’Apocalypse, dans l’ordre. Sans relâche, quasiment tous les soirs, quatre ou cinq heures par jour pendant un an. Je n’ai gardé que des premières prises. Je découvrais chaque fois le texte en direct, sans l’avoir lu auparavant.
Sans l’avoir lu ?
N. M. : Oui. J’avais quand même fait en amont de longues séances de travail avec Frédéric Boyer. J’arrivais avec toutes mes questions sur chaque texte : qui parle ? À qui ? Dans quelle attitude ? Pour quel effet sur l’auditoire ? Et lui, Frédéric, qu’avait-il voulu faire avec la traduction ? Je voulais jouer sa version, comme si c’était lui le metteur en scène.
Ensuite, j’étudiais pour chaque texte les notes, indispensables pour avoir une vision d’ensemble du texte. Mais c’était tout. Je voulais garder un rapport intuitif avec le texte. Il fallait que j’assume ce que j’étais en train de dire pour ne pas avoir la tentation de faire ce que je voulais du texte, mais que ce soit lui qui fasse de moi ce qu’il voulait. Moins j’avais le choix, mieux c’était !
Comment cela ?
N. M. : Ces textes prient pour qu’on les croie. Chaque texte espère convaincre celui qui va le lire ou l’entendre : il aimerait tellement qu’on adhère à sa dramaturgie qu’il met tout ce qu’il peut. Et quand c’est « trop », ça se voit encore plus : plus les images sont improbables, plus les miracles sont énormes, plus les chiffres sont démesurés, mieux c’est.
Ça m’émeut, un texte qui fait un effort. Je n’ai vu ça nulle part ailleurs. Si je joue Ibsen, Strindberg, Shakespeare ou Molière, le texte n’hésite pas dans ce qu’il dit. Il le dit.
La Bible, elle, met tout en œuvre pour nous faire croire que ce qui est dit s’est réellement passé. Mais souvent les textes se contredisent à l’intérieur de leur propre histoire. Ça me les rend extrêmement intelligents et humains : ils ne sont pas figés, laissent apparaître leurs failles, le doute, l’hésitation. Ces brèches font que l’on peut parlementer avec eux. C’est peut-être pour ça que la Bible est le livre le plus lu au monde : on discute avec lui, comme un ami de longue date que l’on retrouverait, cultivé, ambivalent, créatif et aussi parfois retors.
Un livre a-t-il été particulièrement inspirant ?
N. M. : Oui, un texte m’a guidé : Qohéleth, ou L’Ecclésiaste, traduit par Marie Borel, Jacques Roubaud et avec Jean L’Hour. Ses derniers mots, « tout / Ce qui fut caché / si bien si mal », ont orienté tout mon projet. Ils étaient l’extrémité d’une corde tendue alors accrochée aux premiers mots de la Genèse. Qohéleth est comme une épine d’intelligence au milieu de la Bible qui dit : « Attends. À quoi bon toutes ces paroles puisque tout est poursuite de vent ? »
Qu’est-ce que chacun fait de ces paroles entendues, comment agissent-elles en lui, malgré le fait que, peut-être, personne ne va venir les recueillir à la fin ? Cette grande honnêteté du doute fait du bien, surtout dans un livre aussi radical. Lorsque je l’ai lu pour la première fois, j’étais en apnée. J’ai joué toute la Bible en pensant au moment où je l’atteindrais.
Vous étiez vraiment seul durant tout ce temps ?
N. M. : Non. J’ai travaillé avec un formidable ingénieur du son, Thomas Pégorier, qui a été capable de me suivre dans cette aventure. Il connaît la chimie des micros, la physique des machines. Nous étions très excités à l’idée de travailler avec une étonnante tête en bois sculptée et ses oreilles en silicone : le micro binaural. Ce système d’enregistrement immersif permet de recréer la sensation d’être au cœur du son. À l’écoute, le son vient de toutes les directions et pas juste à droite et à gauche comme avec le son stéréo. C’est totalement fou et c’est très simple, écoutable avec n’importe quel casque. On a appelé cette tête Joël, du nom du Livre de Joël qui a servi à faire tous nos premiers essais. Elle était posée sur un buste, face à moi. C’était le point d’écoute, le point de vue de l’auditeur. J’ai beaucoup joué avec le placement de ce micro. Parfois nous la positionnions allongée, parfois debout, parfois dos tourné. Je la touchais, lui parlais parfois au creux de l’oreille. J’ai vraiment développé un rapport particulier avec cette tête.
En quoi est-ce différent de jouer sur scène ?
N. M. : Sur scène, il y a de vraies gens dans la salle. Mon jeu se modifie par la présence du public. Avec la tête de Joël, il fallait « croire » en elle, la faire habiter par un auditeur du futur… Je m’imaginais comme au milieu du XVIIIe siècle où, à la Comédie-Française, les places les plus chères étaient sur scène, avec les acteurs, donc très proches du public. Il pouvait y avoir une interaction entre les nobles et les acteurs, ils pouvaient aussi faire taire une réplique, chuter une pièce… J’aime beaucoup cette proximité, et ce type de danger.
Y a-t-il d’autres passages dans lesquels vous vous êtes laissé particulièrement embarquer ?
N. M. : Très souvent les lettres de Paul. Paul est prisonnier à Patmos, il est dans une grotte. C’est idéal ! Il écrit ses lettres pour qu’elles soient lues à « Théophile ». La dialectique et la structure du texte sont faites pour impressionner. Il faut que Paul arrive à toucher au loin une foule non acquise. Moi, je me disais : « Il faut que je sois convaincant, pour ce Théophile, qui est quelque part par là et qui est aussi mon auditeur. »
Y a-t-il eu des différences de traitement entre l’Ancien et le Nouveau Testament ?
N. M. : Hum… Je dirais qu’il y a moins de doutes, moins d’hésitations dans le Nouveau Testament. Dans l’Ancien, il y a tellement de miracles ahurissants que tu m’entends faire un effort pour qu’on y croie. Dans le Nouveau Testament, les miracles sont froids, et paradoxalement ils sont très concrets : il y avait un enfant qui est mort, en fait non, il n’est plus mort. Je pense qu’on y croit plus facilement parce que c’est presque sans débat. L’Ancienne Alliance doit faire quatre-vingts heures, la Nouvelle, vingt. On entend que ce qui a été reçu et repris de l’Ancien Testament a été condensé et compacté ensuite. Il y a une urgence dans le Nouveau Testament : celle de croire que quelque chose va venir beaucoup plus vite que ce qui finalement n’est jamais arrivé dans l’Ancien. C’est en étant dans le texte, avec sa propre fatigue, que l’on se rend compte que les auteurs aussi sont fatigués et qu’ils cherchent à insuffler une énergie nouvelle.
De très nombreux bruitages ponctuent les versets. Dans quel objectif ?
N. M. : J’adore les bruitages. J’en ai beaucoup fait lors d’émissions de radio et de mixage pour l’image. J’ai eu la chance de regarder travailler de grands bruiteurs de cinéma comme Gadou Naudin ou Pascal Chauvin. J’ai découvert qu’une serpillière mouillée contre un bidet, c’est une gifle, que piétiner un tas de bandes magnétiques, c’est marcher dans la forêt. Ça, pour moi, c’est sublime : on tend l’oreille, et tout est autre. Donc pour créer une continuité entre les textes, j’ai décidé de bruiter, plutôt que de dire, chaque titre de livre avec une courte séquence sonore : des titres-bruitages. Pour Jonas, par exemple, on m’entend pêcher et me débattre avec un poisson qui m’a glissé des mains, puis l’éventrer et rentrer à l’intérieur. Il y a aussi des bruitages dans les textes. Dans les Évangiles, je quitte la terre désolée et pars sur une barque. On m’entend construire cette barque à la fin de Baruch et m’en aller. Pendant que je joue un Évangile, je rame vraiment sur l’eau, avec deux bassines à mes côtés. Le bruitage me permet de créer une atmosphère « à l’os ». Tout y est net, riche en simplicité. Chaque objet et chaque son associé ont une grande importance : en gros plans, ils sont incarnés, charnels, prolongés. Il n’y a aucune bande sonore ajoutée, tout est artisanal et pris sur le vif.
Tout en même temps ?
N. M. : Non. Ces introductions sonores ont été faites au même endroit, mais après la lecture de chaque texte. Ces titres-bruitages sont très construits, comme des petits scénarios, avec un grand travail de montage. Ils sont le résultat de ma compréhension et de ma réception de chaque texte après l’avoir traversé : c’est ensuite que j’ai traduit en bruits les émotions éprouvées pendant le texte afin de préciser l’identité du texte. Dans l’idéal, rien qu’avec ces titres-bruitages on pourrait se dire : « Ah ça c’est Amos, ça c’est Isaïe, ça, l’Apocalypse… »
Il y a aussi de la musique, notamment sur les Psaumes, une musique électronique surprenante, loin du classicisme habituel du répertoire sacré. Pourquoi ce choix ?
N. M. : Je voulais des sons qui n’existent pas, qui ne soient pas des instruments de musique, mais des sons denses, complexes et dans lesquels on puisse ajouter, enlever, triturer, qui avaient aussi la capacité d’entraîner l’auditeur dans une sorte de transe. Faire danser sur la littérature. Pour cela, la musique electro était idéale. C’est Théophile Blanckaert qui a composé cette bande originale. C’est un visionnaire, très minutieux. Sa musique avance toujours, va à sa perte, se récupère, un peu comme l’ambivalence de Qohéleth.
Qu’est-ce que cette traversée de la Bible a changé en vous ?
N. M. : Je crois que j’ai fait la paix avec le Livre. Maintenant, je sais ce qu’il y a dedans. J’identifie mieux les automatismes et les comportements que nous avons intégrés. Toutes ces attitudes, gestes et façons d’être qui nous viennent de lui et qui forment la base de notre société judéo-chrétienne. Je comprends aussi mieux ma différence avec lui, le monde qui m’en sépare. Désormais, j’ai de l’affection pour la Bible, mêlé d’un grand respect, d’une espèce de nostalgie aussi, d’un éloignement réfléchi.
Y a-t-il eu des moments où vous vous êtes senti découragé ?
N. M. : Parfois, bien sûr, j’en avais marre. Chroniques, c’est très très long ! (Rires.) Mais le texte m’a toujours rattrapé. Dans le Deutéronome par exemple, je hurle pendant quatre heures sur des gens, à certains moments, je n’ai plus de voix et je lutte vraiment, ça s’entend. Et c’est bien qu’on entende un tribun qui s’affaiblit. J’aime faire entendre la vulnérabilité d’un homme qui faisait confiance à sa colère.
Cette aventure sonore a-t-elle changé votre rapport à la foi ?
N. M. : Non. Je ne suis pas croyant. L’image de ce Dieu-là est trop forte, je n’arrive pas du tout à la faire mienne ou même à la traduire correctement par le mot « Nature » ou « Lui »… Non. Je n’ai pas eu d’éducation religieuse. Dans ma famille, la culture juive passe par les grandes fêtes, avec ses repas, ses goûts, le brouhaha, les engueulades… Chaque année, ce sont les copains, les amis, les enfants, les bougies qu’on allume et qu’on souffle, celles qu’on regarde fondre avec des larmes parce que tel proche est décédé… Ma famille avance dans le temps avec une forme de ressassement d’elle-même, il n’y a pas quelque chose d’autre ou d’ailleurs qu’elle-même. C’est difficile à exprimer.
Au final, à qui est destinée cette bible à écouter ?
N. M. : Je pense que cette traversée sonore s’adresse avant tout, humblement, aux ignorants. À tous ceux qui, comme moi auparavant, ne connaissent pas le texte. Aux réfractaires, aux indécis. Non pas pour qu’ils y adhèrent, mais pour qu’il soit porté à leur connaissance. C’est mon métier : incarner et porter à la connaissance des autres de la littérature.
Y aura-t-il une suite à ce projet ?
N. M. : Une suite ? 103 heures d’histoires, c’est déjà pas mal, non ? (Rires.) Mais oui, plus tard, on peut imaginer une autre étape : celle du live. Jouer cette traversée dehors, face au public, pourquoi pas sur un terrain de foot, dans un amphithéâtre, ou quelque chose d’assez vaste pour accueillir une foule qui viendrait faire l’expérience d’une traversée de la Bible, à la Woodstock… avec de la musique et des boissons. Ce serait formidable !
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EN APARTE
Ses dates
1980. Naissance à Toulouse.
2013. Devient pensionnaire de la Comédie-Française.
2017. Commence à jouer Tintin dans les podcasts de France Culture adaptant les aventures du héros d’Hergé.
2018. La Nuit des rois de William Shakespeare, mise en scène par Thomas Ostermeier.
2021. Paris Police 1900 (série).
2023. Le Consentement, film de Vanessa Filho (adapté du livre de Vanessa Springora).
La Bible des écrivains en audio (Bayard Audio) (lire p. 15).
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Un objet
Un casque audio
« Je suis un passionné de son. En 2008, j’ai même fait une formation de technicien du son à l’INA. Mais si je possède une bonne oreille, j’étais bien largué face à la théorie du son. Ça n’a donc pas été entièrement concluant car je marche beaucoup à l’intuition. Dans mon métier d’acteur, c’est moi qui suis la matière de base et je voulais apprendre un savoir comme hors de moi-même, quelque chose que je pourrais utiliser avec et pour d’autres, comme un artisan. J’y arrive avec ce projet. »
Une figure
Charlotte Delbo (1913-1985)
« Pourquoi se mettent-elles soudain à rouler, les pierres, la nuit, quand rien ne les effleure ?”
Une citation de Charlotte Delbo, dont l’œuvre me fascine. Cette femme extraordinaire fut secrétaire de Louis Jouvet. Résistante communiste, arrêtée en 1942 et déportée à Auschwitz puis Ravensbrück, elle en réchappera et racontera la déportation, notamment dans la trilogie Auschwitz et après, avec le souci de faire ressentir au lecteur ce que sa chair a traversé là-bas et au retour. C’est une littérature unique, organique, qui bouleverse en même temps qu’elle désarçonne. Je n’en ai pas fini avec Delbo, de la lire, de penser à elle toujours, pour un futur projet. »
Une parole qui le guide
« Tout / Ce qui fut caché / Si bien / si mal »
« Qohéleth, bien évidemment. Je l’ai dit, c’est le texte qui m’a donné l’énergie d’aller au bout de ce projet colossal. Je pouvais en extraire n’importe quel quatrain et m’y revigorer. C’est paradoxal qu’un texte qui nous dit avec autant de beauté “à quoi bon ?”, donne autant de force et de souffle. »
Un livre
Ulysse, de James Joyce
« C’est le livre que je lis en ce moment. Un autre monument de la littérature. J’aimerais bien l’enregistrer prochainement. Comment faire entendre ce génial monologue intérieur polyglotte, les chemins de Léopold, Stephen et Molly, en une seule journée ? J’y réfléchis. Mais chaque chose en son temps. »
Recueilli par Stéphane Bataillon