Il est long le travail de vivre et pourtant tu devines les gestes. Toutes les nuits tu t’approches avec tes fouisse-ments de bête. Tu me cherches, t’agrippes à moi. Tu me dévores avec une évidence animale, te fortifies, te gaves dans la promesse renouvelée de mon lait d’éclosion. Tu débordes, tu t’épanouis en fleur d’abandon. Tu existes chaque jour un peu plus par mes lentes soustractions. Tu ne me dois rien. Je ne suis pas ton commencement. Ne cherche pas à me ressembler. Je suis faite de choses arrachées, de prénoms déchirés, d’histoires et de fables reprisées. Je ne suis personne, madone de rien, refuge de peu. Tu existeras à force de trébuchements et d’in-certitudes. Oublie les lignées aveugles, les généalogies vaines, ne sois pas mon reflet, ne te perds pas à chercher des images perdues.
Il est long le travail de vivre hors de nos mères. Bientôt, tu connaîtras les mots pour naître à toi et pour mailler ta vie quelque part dans la grande trame des vivantes.
Marie-Hélène Voyer
Mouron des champs, La Peuplade, 216 p., 18 €
Écoutez ce poème (lecture Stéphane Bataillon):
« Tout ce que tu écriras pourra être retenu contre toi », lui lançait sa mère. Une mère qui avait peur des mots, des études, de l’orgueil et qui baissait la tête en prévenant sa fille : « La vie va te remettre à ta place. » Un fossé qui se creuse, jusqu’à la disparition. Les mots de ce quatrième livre de Marie-Hélène Voyer, poète, essayiste, enseignante de littérature au Québec née en 1982, remontent l’histoire de cette relation, de ce milieu dur et pauvre de travailleuses sans gloire. « On vous a voulu taiseuses/on vous a appris tôt/à mêler votre salive/au blé noir des vaches/à garder dans vos gorges/la pâte tiède des peurs avalées. »
Une prose poétique pour trouver le juste équilibre entre la volonté de ne pas trahir ses racines tout en se libérant « des hontes et des injonctions qui ne nous appartiennent pas ». Un livre intense pour dire la liberté de ne pas reproduire la souffrance.
Stéphane Bataillon (@sbataillon)
En partenariat avec l’émission « Poésie et ainsi de suite », de Manou Farine, chaque samedi à 17 h 30 sur France Culture. Disponible sur franceculture.fr et l’appli Radio France.
Retrouvez ce poème dans La Croix L’Hebdo n°125 du 25 mars 2022.