(Article initialement paru dans La Croix du 20/10/2021)
Projet éditorial majeur, « La Grande Grammaire du français » est une description complète de notre langue telle qu’elle fonctionne, s’écrit et se parle en ce premier quart de XXIe siècle dans toute la francophonie.
La Grande Grammaire du français
Sous la direction d’Anne Abeillé et Danièle Godard
Actes Sud/Imprimerie nationale
Aboutissement de vingt ans de travail, ce projet titanesque, démarré en 2002 sous l’égide du CNRS, vient combler une grande lacune. Malgré tout l’amour et la passion que les Français portent à leur langue, ils ne disposaient pas jusqu’alors d’une grammaire complète donnant les règles du jeu de leur usage des mots. Pas seulement le « bon usage », titre de la fameuse grammaire en un volume régulièrement mis à jour du Belge Maurice Grevisse qui prescrit depuis 1936 l’expression la plus juste. Mais, bien au-delà, un ensemble synthétique des façons dont notre langue française joue, se déploie et s’invente en passant les frontières et en s’adaptant aux aléas du réel. Une grammaire du français contemporain et de l’espace francophone, tel qu’il se parle et s’écrit depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui et son usage dans un monde numérisé.
Autour d’Anne Abeillé et Danièle Godard, 57 linguistes et 32 universités et laboratoires de recherche, en France et à l’étranger, ont uni leurs efforts pour accoucher de cette belle somme de plus de 2 600 pages. L’ouvrage est organisé en 20 grands chapitres, exposés à la fois concis et rigoureux, écrits pour un grand public éclairé mais non spécialiste, suivant un classement classique et progressif des notions : la phrase, le verbe, les subordonnées, l’ordre des mots, la ponctuation… Ils sont complétés par près de 300 pages d’annexes : 51 fiches de synthèse sur les principaux points de grammaire (beaucoup, dont, l’inversion du sujet ou l’usage des pronoms personnels) et un ensemble d’outils précieux : glossaire, index, sources littéraires des exemples ou très large bibliographie.
Formidable instrument
Cet ensemble, nourri à la source des recherches linguistiques les plus récentes, procure au lecteur un formidable instrument pour comprendre le fonctionnement de sa langue, auscultant cet être toujours en mouvement avec non pas l’objectif de trancher, d’émettre un jugement sur ce qui serait la forme pure et juste de telle ou telle tournure ou tel agencement relevé, mais celui de décrire ces usages multiples, ses différents niveaux, ses particularismes.
À l’appui de cette large analyse, plus de 30 000 exemples, inventés ou puisés chez plus de 500 écrivains comme Marie NDiaye, Julien Gracq ou Erik Orsenna, dans les articles de journaux (dont La Croix), tirés d’extraits radiophoniques, de bandes dessinées ou de sites, blogs et jusqu’aux SMS. Des symboles, à l’encre bleue, permettent de s’orienter dans ce tourbillon d’usages et de paroles.
Si l’entreprise a mis tant de temps à aboutir, c’est qu’il a fallu harmoniser les contributions de tous les auteurs et les rendre souvent plus accessibles. L’ambition de rendre compte non pas d’une seule mais de plusieurs variations du français, a renforcé cette nécessité d’unification. Il ne fallait pas se perdre entre les âges, les groupes sociaux, ou les régions et pays, qui forcent à prendre en compte la prononciation (l’accent du Midi par exemple) ou le vocabulaire : « une serviette » en France se dit « un essuie » en Belgique.
Écritures numériques
La GGF (c’est son sigle) consacre vingt pages aux écritures numériques. Un pari osé dans un ouvrage de référence, censé être pérenne, tant cette matière est mouvante et évolutive. Osé mais passionnant, les auteurs décryptant les absences de ponctuation des SMS (très peu de deux-points et de points-virgules) ou au contraire leur surabondance expressive (les points de suspension ou d’interrogation), et même une petite grammaire des émoticônes les plus en vogue. Preuve d’une langue toujours en évolution, car toujours destinée, au-delà de la norme, à permettre la communication.
La beauté et la maniabilité de l’objet – deux volumes sous coffret dans un moyen format très commode et une typographie bien lisible (1) – sont à saluer. Ce choix d’une belle édition papier est presque inespéré tant ce genre d’entreprise n’est plus décliné que sur écrans (la dernière édition papier d’un grand dictionnaire de langue française, Le Grand Robert, date déjà de 2013, son corpus étant, comme ses concurrents, mis à jour directement en ligne). Cette Grande Grammaire se décline en version numérique (2) qui offre, outre un accès rapide aux informations et des fonctionnalités de personnalisation, l’accès à une « grammaire parlante » avec 2 000 exemples enregistrés, permettant de saisir nuances, accents et liaisons. De quoi enchanter enseignants, étudiants ou simples locuteurs amoureux du français, qui seront mieux à même de choisir entre l’esprit et la règle.
Stéphane Bataillon
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Extrait : des usages régionaux
« L’histoire de la grammaire française s’est accompagnée d’un rejet des phénomènes de variation régionale et sociale au profit de la notion de norme, ou de français standard, qui considère qu’une façon de parler est supérieure aux autres. Le français standard a longtemps été assimilé au parler parisien de la bourgeoisie et des lettrés, et opposé à d’autres usages réputés vulgaires ou populaires. En dehors de l’Hexagone, l’acceptation d’une norme plus ou moins exogène est variable selon la situation régionale et l’histoire de la diffusion de la langue. En Amérique du Nord, où la langue est essentiellement héritée d’usages régionaux, les locuteurs peuvent avoir une conscience forte de leurs particularismes, et accepter difficilement cette norme traditionnelle. En revanche, lorsque la diffusion se fait essentiellement par l’enseignement, la norme est plus prégnante. »
(1) 2 volumes sous coffret, 2 628 p., 89 € (édition collector toilée 120 €). (2) En ligne : www.grandegrammairedufrancais.com (39 €/an, deux mois inclus avec la version papier).