Management : Et si on s’inspirait des moines ?
( Dossier initialement paru dans La Croix L’Hebdo n° 52 du 9 octobre 2020.)
Gestion des conflits, sens du travail, respect du rythme et des fragilités de chacun… la Règle de saint Benoît, organisant depuis plus de quinze siècles l’activité des moines, recèle des trésors de management. Les entreprises ne s’y sont pas trompées et s’inspirent de cette expertise. Aperçu d’une méthode éprouvée à travers sept situations concrètes.
Texte: Stéphane Bataillon • Illustration : Océane Meklemberg
Pourquoi nous l’avons fait ?
À l’origine de ce dossier, un réel étonnement : le recours de plus en plus fréquent par des entreprises aux principes de management issus d’une règle de vie monastique remontant au… VIe siècle, la Règle de saint Benoît. Pourtant, à la première lecture de la Règle, froide, dure, si exigeante, on s’interroge. Comment la concilier avec le management très horizontal des start-up d’aujourd’hui ? Que faire, notamment, du concept d’obéissance absolue à l’abbé face au libre arbitre et à l’émancipation de chacun promue par la société actuelle ?
Au fil des discussions avec moines, oblats ou entrepreneurs, des mots plus apaisants se font jour : écoute, silence, humilité et même… joie au travail ! Des mots qu’il faut prendre le temps de comprendre et d’appliquer dans son activité pour en tirer bénéfice. En conclusion, pas de solutions miracles, mais peut-être un peu plus de calme, moins de stress et un intérêt revivifié pour chaque étape de son activité. Déjà tout un travail !
Les intervenants de ce dossier
Frère David
Père abbé de l’abbaye d’En-Calcat (Tarn) jusqu’en juin 2020. Né en 1954, David-Marc Tardif d’Hamonville est entré au monastère à 32 ans. Devenu frère David, il a été cuisinier, chantre, économe et maître verrier avant d’être élu abbé, en 2009. Il a traduit du grec le Livre des Proverbes (Cerf, « La Bible d’Alexandrie », 2000) et se passionne pour les questions liées au travail et au temps.
Alain Charlier
Ingénieur de formation, oblat séculier de l’abbaye de Saint-Wandrille (Seine-Maritime) depuis trente-cinq ans, il a mené pendant vingt-cinq ans des projets industriels et dirigé des sites de production dans divers secteurs (emballage, agroalimentaire…). Il est désormais coach au sein du cabinet Smartcoach.
Dom Didier Le Gal
Entré au monastère à 19 ans, il est moine bénédictin à l’abbaye de Saint-Wandrille depuis quarante et un ans. Il a exercé les missions d’économe puis de prieur. Il accompagne start-up et organisations à partir de sa réflexion sur la Règle de saint Benoît et fait partie d’une commission nationale des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC) sur ce thème.
Guillaume Juge
PDG de Kayentis (Grenoble). Membre des EDC, ce dirigeant d’entreprise spécialisé dans les données informatiques concernant les essais pharmaceutiques a suivi une formation autour de la gestion des conflits tirant parti de la méthode monastique.
L’enquête
Le monastère fascine. Peut-être plus encore depuis la crise sanitaire et le confinement. Ce lieu, en retrait apparent du monde économique, dont les communautés semblent vivre en quasi-autarcie, représente dans l’imaginaire collectif l’un des derniers espaces préservés du rythme effréné d’un monde ultra-concurrentiel, mis à bas, en quelques semaines, par le virus. Pour faire vivre leurs communautés, les monastères doivent pourtant poursuivre des activités intégrées à l’économie moderne : production de bière, d’huiles essentielles, de denrées alimentaires…
Des producteurs impactés, comme les autres, par les aléas du réel. « L’annulation de conférences, de cours, de sorties, de toutes ces petites aérations qui font partie de la vie, a pu provoquer chez certains d’entre nous des réactions assez fortes, cette stabilité imposée se découvrant soudain pesante, constate frère David, père abbé de l’abbaye d’En-Calcat (Tarn) jusqu’en juin dernier. Le confinement nous a obligés à admettre que l’homme est un espace de limites, même si le monde nous faisait croire qu’il n’y en avait plus. C’est une bonne leçon de réalisme. Nous avons dû repenser quelles étaient les relations essentielles pour nous, loin du zapping à la mode. Le papillonnage intégral, dans nos vies, dans nos métiers, c’était l’impasse. Ce modèle est balayé. »
Mais pour être remplacé par quoi ? Comment faire pour continuer à produire, à inventer, à travailler malgré l’incertitude ? Des pistes fortes sont à rechercher à la source même de la vie monastique et de son idéal de « bien commun ». La Règle de saint Benoît évoque en effet à de nombreuses reprises la question du travail et de son organisation. « La place du travail est souvent surévaluée, observe frère David. Dans la Règle, avant tout, il faut prier, dormir, manger : une activité domestique qui ne met pas le travail au premier plan. Je vois ainsi le télétravail comme un joli bénéfice, avec du temps en moins pour les transports, en plus pour être avec les siens. L’entreprise peut aussi en profiter, avec une nouvelle qualité de présence au travail. Car faire ses heures et faire ce qu’il y a à faire, ce n’est pas la même chose. Mais nous ne sommes pas comparables à une entreprise, nous sommes dans la gratuité du matin au soir. »
« La finalité des entreprises et d’un monastère n’est pas la même », renchérit le père Didier Le Gal, moine à l’abbaye de Saint-Wandrille, en Seine-Maritime. Accompagnant de nombreuses start-up et entreprises, il coordonne un groupe de recherche des dirigeants chrétiens sur la Règle de saint Benoît en dialogue avec la société civile. « Pour nous, l’objectif, c’est la sainteté, à comprendre comme la réalisation pleine du potentiel de notre humanité, alors que le résultat économique prime dans l’entreprise. Pour saint Benoît, le progrès est un chemin de croissance, dont le baromètre est la joie. Je demande toujours aux entreprises que j’accompagne : “Est-ce que votre produit contribue à la croissance de l’humanité ?” Poser la question de la réussite, c’est poser cette question de la joie. Une joie profonde, de l’être debout que le travail, qui est une des dimensions de la dignité humaine, permet d’atteindre. »
C’est peut-être cet objectif, très en phase avec le développement de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) et au cœur des enjeux écologiques, qui pousse de nombreuses entreprises à faire appel aux conseils avisés des moines, afin d’adopter des modèles de management plus éthiques et respectueux des personnes. « Sans doute, admet le père Didier Le Gal, dans un monde de lois et d’interdits, ou même les modèles de management sont devenus trop sophistiqués, les dirigeants et salariés ont besoin de redécouvrir des règles simples, de bon sens, mais qui disent quelque chose de fondamental pour l’homme, pour les aider à structurer leur activité. »
La crise sanitaire a ajouté à cette question du sens du travail une remise en question de ces conditions d’exercice, avec un risque de débordement renforcé sur la vie privée. « Tout cela repose la notion de limites dans notre rapport à un espace-temps qu’il faut réapprendre à habiter, ajoute le père Le Gal. Une conscience vive, et propre à chacun, que tous les temps ne sont pas identiques. Pour bien le vivre, non pas de façon contraignante mais comme quelque chose de créatif, il faut s’imposer une rigueur horaire. Définir une plage fixe pour travailler, ne faire que ça, et ne pas déborder ensuite. Sans cette discipline, ça peut éclater. »
Une gestion personnelle nécessaire, même si les buts et les conditions de l’activité sont différents des deux côtés de la clôture. « Le temps monastique, c’est le temps qualifié. Dans le temps rituel de la prière, le chronomètre ne veut rien dire. Nous faisons un nombre défini d’actes, de gestes, qu’on ne peut pas accélérer. Évidemment, c’est une notion du temps très éloignée de celle qui oblige à suivre sans cesse des machines, note encore frère David. D’autre part, les rapports de pouvoir sont également différents. Dans les structures comme la nôtre, il n’y a pas de place pour le carriérisme. L’abbé est élu par ses frères. C’est forcément quelqu’un qui a déjà une expérience de fraternité, sinon on n’a pas envie de le voir ! », ajoute-t-il, conscient des risques d’un rapprochement un rien forcé entre entreprise privée et idéal monastique. « Il y a parfois du snobisme là-dedans, on vient prendre les recettes des petits moines, avec un peu de condescendance. » Reste des principes utiles, solides comme la pierre des monastères. À redécouvrir… en prenant son temps.
Repère :
La Règle de saint Benoît, un traité de management efficace depuis plus de 15 siècles
La Règle de saint Benoît est le texte fondateur de la tradition monastique occidentale. Il est rédigé entre 537 et 547 par Benoît de Nursie (480-547) fondateur de l’abbaye du Mont-Cassin, au sud de Rome. Toujours en vigueur aujourd’hui, il organise tous les aspects de la vie de milliers de moines et moniales à travers le monde. Abondamment étudié et commenté, l’on compte plus de 1 500 éditions de ce texte depuis le XVIe siècle.
Il vise l’équilibre entre l’individu et la communauté, le faible et le fort, et entre le quotidien et le spirituel. Composée de 73 courts chapitres, la Règle répond à des questions très diverses : « Comment dorment les moines », « Des frères malades », « Combien de psaumes il faut dire la nuit »…
Même si le travail apparaît relativement tard dans le texte, au chapitre 48 « Du travail manuel quotidien », la précision de ses informations concernant le rôle de l’autorité incarnée par l’abbé, la gestion d’un conflit entre frères ou sœurs ne pouvant s’ignorer toute leur vie ou la notion de responsabilité mutuelle a inspiré au fil des siècles l’organisation de nombreuses structures non religieuses, comme le montre Daniel-Odon Hurel dans le tout récent commentaire historique du texte paru dans la collection « Bouquins » (Robert Laffont). De la famille à la prison en passant par… l’entreprise.
1. Retrouvez le sens du travail… en faisant autre chose
LA SITUATION : Dans une société où le mot d’ordre est d’être flexible, performant et disponible, avant même la reconnaissance du savoir-faire acquis, c’est un défi constant. L’expression « J’ai mal à mon travail » est devenue un lieu commun.
LA METHODE DE SAINT-BENOIT : « On réduit la vie bénédictine à cette maxime trop connue Ora et labora, prie et travaille, remarque frère David, ancien père abbé de la communauté d’En-Calcat. Mais elle est postérieure d’au moins quatre siècles à la Règle. Or, son équilibre fondamental n’est pas du tout “prie et travaille”, mais quelque chose comme “prie, travaille et lis”. La lecture et le travail s’équilibrent : la transformation du monde par le travail, l’étude en tant que lieu de connaissance, de l’acquisition du savoir et des traditions. Ce sont là les deux poumons de notre activité. Les frères qui vieillissent bien sont ceux qui ont su équilibrer les deux. Celui qui n’a fait que du travail manuel, lorsqu’il perd sa mobilité, est malheureux comme les pierres. Et pour celui qui n’a eu que la tête et qui la perd, c’est épouvantable. » Dès le Xe siècle, une nouvelle catégorie de moines apparaît, les frères convers, dédiés au travail des champs, pendant que les autres moines sont dans les bibliothèques pour étudier et copier des manuscrits. Cette division entre « ceux qui pensent » et « ceux qui font » se retrouve dans l’entreprise. « Alors que le moine, appuie frère David, c’est à l’origine celui qui accepte d’avoir une main et une tête. Cette spécialisation selon les charismes, ce qui est humainement tentant, est une négation flagrante de l’esprit de la Règle », et amène à vider le travail de son sens en supprimant cette alternance.
« Cette division ne fait plus de nous des personnes, des individus mais des “dividus”, comme le définit le philosophe Günther Anders, parce que le travail perd toute sa saveur. Le travail doit être satisfaisant du début à la fin, pas seulement au moment du résultat. Il faut aimer chaque étape de ce que l’on fait et en trouver la finalité avant de faire ce que l’on aime. Si on n’apprend pas dans ce sens-là, on ne fera jamais vraiment ce que l’on aime. »
« De même, analyse de son côté père Didier Le Gal, de l’abbaye de Saint-Wandrille, l’innovation doit plutôt être envisagée par toutes les parties comme une nouvelle pierre et non comme une démolition de ce qui a déjà été fait », afin que chacun puisse valoriser son expérience, son savoir-faire. « Mais pour cela, il faut que les innovations répondent aux engagements fondamentaux, acceptés et assimilés, de l’entreprise. Il est important de les rédiger a priori, que l’on soit un gros groupe ou une start-up. »
Au monastère, chaque frère relit la Règle trois fois par an, et juge ainsi de la pertinence des nouvelles idées et projets à l’aune de ce socle, objectif et complètement intégré. « Bien sûr, la Règle n’a pas réponse à tout, mais cela permet d’avancer ensemble dans le respect de ces engagements premiers. »
Le conseil
Saisir toutes les occasions, projets, réflexions, formations, pour prendre du recul face aux tâches quotidiennes. Définir en 10 points précis les engagements fondamentaux de l’entreprise, sa « raison d’être », et s’assurer de sa prise de connaissance par tous.
2. Pour bien décider, taisez-vous
LA SITUATION : Des réunions interminables sans prises de décisions claires, expressions et digressions incessantes, fatigue et paroles répétitives ou qui fusent trop vite, minant progressivement l’ambiance de l’équipe… Les travers de la « réunionite » masquent un cruel manque d’organisation et de réflexion collective. Un comble.
LA METHODE DE SAINT-BENOIT : La notion cardinale ici est une redécouverte de l’écoute. « C’est le premier mot de la Règle de saint Benoît : Écoute, mon fils, note père Didier. Il résonne avec ses derniers mots : Tu parviendras. Il y a là une vraie dynamique. Une relation où l’écoute est de mauvaise qualité, c’est une dégradation de la personne qui est en face de nous. Et pour s’écouter, il faut faire silence. C’est une condition préalable qui nous donne la qualité de présence nécessaire. » De ce silence naît le dialogue. « Quand j’écoute, je crée un espace disponible pour que l’autre s’exprime et je lui permets, plus profondément, de se réaliser, d’être qui il est, renchérit Alain Charlier, oblat séculier de Saint-Wandrille, ex-ingénieur directeur de sites dans l’industrie et désormais lui-même coach au sein du cabinet Smartcoach, ayant suivi de nombreux stages en compagnie de moines. Pour moi, en outre, cela me permet tout simplement de bien comprendre, c’est-à-dire accueillir et faire avec. »
Au monastère, dès qu’il y a une question importante, l’ensemble des frères se réunit au cours du chapitre. Tout le monde y a sa voix (d’où l’expression « avoir voix au chapitre ») avant un vote consultatif autour d’un nouveau projet ou l’élection de l’abbé. Grâce à des boules blanches et noires, la proposition est acceptée ou « blackboulée ». « Souvent, dans les entreprises, on confond réunions d’information, où l’on dit ce qui a déjà été décidé, et réunion de consultation, où les décisions n’ont pas encore été prises, constate père Didier. Sur les points engageant l’ensemble de l’entreprise, ces réunions sont importantes en amont pour que chacun, même s’il ne décide pas, puisse faire entendre sa voix. Il faut pouvoir épuiser sa parole, sinon, et on l’a bien vu pendant la crise des gilets jaunes, cette parole non-exprimée se transforme en colère. Ensuite, même si l’on n’est pas d’accord, on l’accepte car on se range à la décision (majoritaire ou de la direction, c’est selon), mais en ayant pu être vraiment écouté. »
« Ce tour de table face à un choix à faire, dans lequel chacun s’exprime sans être interrompu pour exprimer son point de vue m’a profondément marqué », témoigne Guillaume Juge, président de Kayentis, une société opérant dans la gestion des données pharmaceutiques, qui a suivi plusieurs sessions de management et de gestion des conflits sous le prisme de saint Benoît. « Cette écoute active de l’autre, nous y sommes assez peu habitués. Ce que je trouve intéressant, c’est qu’aucune décision n’est prise immédiatement au terme de cet échange mais après un temps de maturation. Dans les entreprises, le processus de décision n’est souvent pas mauvais, mais c’est l’écoute de toutes les parties prenantes qui n’est parfois pas suffisante, du fait de cette roue de hamster qui nous pousse à prendre des décisions toujours plus vite. »
Les conseils : Préparer les réunions collectivement, en silence pendant dix à vingt minutes en fonction de l’ordre du jour. Avant toute réunion, une minute de silence pour être totalement présent à l’autre. Puis, une minute de silence à la fin pour récapituler, en soi, ce qui vient d’être dit, pour que cela agisse et soit efficace.
3. Obéir ? Ayez le goût de l’ordre
Obéir sans réfléchir ? Très peu pour moi ! Entre « entreprise libérée » et « management horizontal », l’heure est à un travail sans chef où chacun serait responsable de sa petite activité autonome. Quitte à créer un écart béant entre discours et réalité.
LA METHODE DE SAINT-BENOIT : Écoute et obéissance ont la même étymologie latine, oboedire, prêter l’oreille, suivre les conseils, obéir selon la lettre. « L’obéissance découle de l’écoute, souligne père Didier. On passe de l’un à l’autre naturellement. Mais il n’y a obéissance qu’à condition de partager quelque chose en commun. » L’art de se faire obéir serait donc l’art d’écouter ?
« Ne peut gouverner que celui qui a parfaitement écouté la communauté dans son ensemble. Au chapitre, cela part dans tous les sens ! raconte frère David. La Règle est parfois présentée de façon terrible parce que le mot “obéissance” a pris une résonance absurde de soumission. Comme s’il s’agissait de se soumettre à 95 % et d’écouter à 5 %. Mais la vérité de l’obéissance, c’est 95 % d’écoute, et d’écoute mutuelle. L’abbé doit écouter ses frères au conseil, et d’abord la voix la plus fine, celle du dernier arrivé. C’est la voix la moins audible, la moins autorisée. Quelqu’un qui a fonction d’autorité dans une communauté doit apprendre à tous ses frères à devenir pleinement responsables de leurs actes. » C’est la notion de la transmission en chaîne de la responsabilité.
« Quelqu’un de responsable, c’est celui qui peut rendre son second parfaitement responsable. Ce qui fait que lorsqu’il n’est pas là, tout marche bien. Celui qui accable au lieu de transmettre accroît la faille de pouvoir. Il est dans la verticalité constante. Le rôle du subordonné, c’est d’oser parler, d’oser demander. S’il n’ose pas dire ce qui lui manque, c’est lui le responsable. Mais on n’a pas toujours le courage de parler ou de répondre. »
Et lorsqu’un membre de l’équipe ne veut pas obéir à un ordre ? « C’est là que la Règle est utile et qu’il faut pouvoir la poser et s’assurer de son acceptation au départ, conseille Alain Charlier. Dans le cas d’une transmission incomplète ou pas suffisamment explicitée de la Règle, c’est le manager qui est en défaut. La référence à la Règle permet ensuite d’objectiver les débats et de dire : ce n’est pas parce que je suis le chef, mais parce que c’est la Règle. »
Un travail d’explication du projet est devenu indispensable aux entreprises pour retenir les talents. « Les organisations basées sur l’obéissance ont totalement changé ces dernières années, constate Guillaume Juge. Je parlerais plutôt d’engagement. On peut toujours forcer quelqu’un à obéir à un ordre hiérarchique, mais c’est garantir de façon certaine que la personne travaillera avec un manque de sens. Jamais la notion de développement intégral, portée par le christianisme comme par la dynamique laïque de responsabilité sociale et environnementale (RSE) dans les entreprises, n’a eu autant de sens. Pour les jeunes générations, ce “pour quoi” est un vecteur d’engagement incroyable, qui permet de sortir du tout-économique. »
Le conseil : Prenez le temps de toujours replacer un ordre en regard du projet de l’entreprise et laissez un temps de questions ouvertes. Faites toujours remonter les manques et les besoins, de manière précise et factuelle, sans attendre le conflit ou la crise.
4. Pour résoudre un conflit, mesurer la parole
LA SITUATION : Un conflit survient entre deux collègues, créant un état de souffrance qui se propage bientôt à tout le groupe.
LA METHODE DE SAINT-BENOIT : « Dans un conflit, il faut du temps pour que la parole infuse et provoque le changement, ce n’est pas toujours possible dans la vie trépidante de l’entreprise », constate père Didier Le Gal. La clé, ici, réside notamment dans la maîtrise pesée de la parole pour prendre en compte et calmer les affects. C’est la notion du discernement, qui vient du terme « discrétion ». « Quand ça ne va pas, un frère vient en parler, souvent discrètement, explique frère David. Dans l’équilibre d’un groupe humain, c’est par la parole que l’on voit si les gens vont bien, ou pas bien, s’ils se tirent dans les pattes. »
Au monastère, lorsqu’une difficulté se fait jour, souvent entre un chef d’emploi (équivalent de chef de service) et un des frères occupé à une tâche donnée, on peut faire appel à un facilitateur, le « sympecte ». « Lorsqu’un frère ne peut pas aller voir un autre, parce qu’il a peur, qu’il est coincé, il demande à un frère en qui il a confiance d’intervenir pour lui faire passer le message. Souvent, le frère dont on attend une parole vient pour s’excuser ou remettre les choses à plat. »
Grande différence avec une entreprise : pas de licenciement à la clé ! Ce qui n’en rend la résolution que plus sensible. « C’est aussi la force d’un lieu où il n’y a pas d’exclusion possible, poursuit frère David. On ne peut pas exclure un frère de son champ de pensée, même si on l’a dans le nez. On ne peut pas se satisfaire d’une détestation, d’une exclusion mentale. Il faut arriver à faire revenir le frère dans son champ de préoccupation, d’amour même. C’est difficile, mais c’est la grâce de la vie : aucun frère n’est tout noir. »
Et si ça ne marche pas ? « Là, on met plutôt de la distance. Les deux frères vont se retrouver sur des lieux neutres, où ils sont tous les deux incompétents. Ils vont se mettre à chanter au chœur par exemple. Et puis il y a beaucoup de silence. Cela nous sauve. Non pas au sens d’une non-parole mais au sens d’un respect et d’une parole pesée, qui a eu le temps de mûrir. On commence par ne pas dire pour ne pas crier, pour ne pas laisser sortir n’importe quoi. Beaucoup de nos maladresses sont des affaires de ton. Il faut arriver à trouver le bon débit, car la parole ne peut pas être violente. La violence, c’est le cri, disqualifié comme parole. C’est la preuve que l’on est dans le sentiment, l’affect. »
Le conseil : Lorsque surgit l’envie d’en découdre avec un collègue, essayer de reporter votre expression et d’analyser calmement la situation. N’hésitez pas à demander rapidement l’aide d’un médiateur, pour vous ou une personne de votre équipe.
5. Voyez grand ! (Mais jamais seul)
LA SITUATION : Une décision de la hiérarchie provoque des résistances. Une succession d’injonctions isole peu à peu un manager de ses équipes, crée de la peur ou de la défiance à son égard. Une guerre des chefs bloque toute initiative. Autant de cas provoqués par une ambition mise à la mauvaise place.
LA METHODE DE SAINT-BENOIT : « Il y a quelques années, mon entreprise n’allait pas bien financièrement, se souvient Guillaume Juge. Sans même m’en rendre compte, j’étais dans une phase de sensation de toute-puissance du dirigeant qui est perverse car, lorsque cela ne marche pas, c’est forcément votre faute, et les conséquences psychologiques peuvent être terribles. » Dans ce genre de situation, propice à créer une cassure entre l’individu et sa communauté, la Règle met en avant la notion d’humilité. « Apprendre l’humilité, ce n’est pas s’allonger par terre et dire : “Je suis nul”, explique père Didier. C’est reconnaître les dons reçus pour les mettre en valeur mais aussi ses limites, pour laisser s’exprimer le talent des autres, complément des nôtres. C’est ce qui permet de fonder la communauté. Le don est une dynamique de vie, que l’on reçoit, que l’on accueille et que l’on transmet. Nous sommes toujours dépendants et serviteurs des autres, et rentrer dans cette dynamique apporte beaucoup plus de joie que de garder des informations pour soi afin d’augmenter son pouvoir, par exemple. » On objectera qu’il n’est pas rare, en entreprise, que celui qui garde l’information pour lui arrive à ses fins. « Oui, mais à long terme, c’est un très mauvais calcul », répondent les deux abbés. « Celui qui fait tout seul restera tout seul, affirme frère David. Il ne peut pas être un homme d’équipe. »
Pour limiter ces comportements, une solution : faire jouer la mobilité au maximum. « Au monastère, les services sont mutualisés et remplis à tour de rôle, poursuit frère David. Cela empêche l’appropriation du service par quelqu’un qui transformerait la tâche avec ses idées et ses envies. Les façons de faire, éprouvées par le temps, les expériences et les erreurs de chacun, sont les mêmes pour tous. Personne n’a de casquette, tous sont au service de tous. Le frère qui quitte un emploi et le passe à un autre frère, en disant “ben vas-y, démerde-toi puisque c’est toi maintenant”, c’est la faillite du monastère !
Le proverbe est connu : “On succède toujours à un incapable, et on laisse sa place à un ingrat.” Quand quelqu’un dit : “Je me suis fait tout seul, j’ai tout appris moi-même”, il faut mettre les warnings ! On est toujours dans la situation de récipiendaire. De même, quand il s’agit de transmettre, les remarques du type “C’est un incapable, il ne saura jamais faire, avec lui, on va au casse-pipe…” trahissent en fait notre incapacité de réception et de don, et aussi de juste estime de l’autre. Ces changements de rôle permettent de ne pas s’approprier le service que l’on fait. »
Bénéfice pratique pour l’entreprise de cette mobilité : la bonne transmission des codes et de la mission de l’organisation, même lorsqu’elle essaime en plusieurs lieux ou entités. « La transmission, c’est la chose la plus humaine qui soit, c’est le don. Et c’est l’ambition juste. »
Le conseil : Quelle que soit sa position dans l’entreprise, toujours privilégier la transmission des informations et mettre le souci de remplir la « mission » profonde de l’entreprise avant son intérêt individuel. Une attitude payante sur le long terme.
6. Retrouvez votre rythme… en vous abandonnant
LA SITUATION : Dé-bor-dé ! Stress, sollicitations et connexions permanentes, le rythme des activités s’est considérablement morcelé ces dernières années, entraînant une pression sur chacun. Avec le risque de perdre pied, jusqu’au burn-out.
LA METHODE DE SAINT-BENOIT : « Respecter les rythmes, et notamment la déconnexion, oui, c’est dur ! admet Guillaume Juge. Nous, par exemple, nous accompagnons des essais pharmaceutiques dans tous les pays, et nous avons une obligation de continuité. Nous avons une charte de déconnexion, globale, mais la résistance au stress est très personnelle, il y a des gens chez qui cela ne se voit pas. On a mis en place une formation pour déceler les signaux faibles pour tous les manageurs et, pour les salariés, un stage de gestion de son stress et de son angoisse. »
Un stress omniprésent. Même en vacances ! « Le temps du loisir s’est lui aussi incroyablement accéléré, constate frère David. À peine a-t-on fini de travailler qu’on se trouve projeté dans une société de loisirs où l’impératif est : “consommez”. Pour faire encore de l’argent. Cette injonction aux loisirs est le contraire même de l’idée de repos, de paix. Etty Hillesum a écrit de belles pages pour expliquer que le plus important, c’est d’apprendre aux gens à savoir quel est leur véritable rythme intérieur. Nous sommes tous des animaux alternatifs, et ce rythme est l’objet de notre soin. Au lieu d’être une sorte de revanche constante sur la phase travaillée. »
Alors, comment se préserver de ce rythme dévorant ? « Benoît donne un impératif : “Tout lâcher quand la cloche sonne.” Ce qui correspond pour nous au moment de la prière. Cette coupure peut être très courte, comme les “petites heures”, dix minutes. En termes de rentabilité, c’est complètement idiot, c’est de la déconstruction organisée. Mais ce moment de rassemblement entre deux phases travaillées, qui peut être parfois mal vécu, demande à chacun une sacrée maîtrise de soi pour se dire “ma vie, c’est d’avoir la joie de retrouver mes frères”. »
Une cassure de rythme, une prise de recul, qui peut aussi être activée hors de l’enceinte du monastère, lors d’un temps court de prière ou de méditation, encadrant la journée de travail. « J’essaye de me tenir à ces petits moments, raconte Guillaume Juge. Le matin, la lecture d’une parole, qui va infuser toute la journée. Le soir, parfois moins évident parce qu’on a la tête farcie de problèmes, un moment pour se remémorer tout ce qui a été source de beauté dans la journée. Se placer dans une perspective plutôt positive que négative, en listant les accomplissements, les joies, les belles rencontres de la journée, est une thérapie formidable au stress qui nous assaille au quotidien. Simplement le temps de l’émerveillement et de rendre grâce. J’ai pris cela comme une hygiène de vie. »
Le conseil : S’offrir chaque jour, encadrant la journée, deux temps de silence pour soi, même cinq minutes, afin de goûter la saveur d’un temps vraiment libre, de ralentir son mental et de prendre conscience de ce qui nous arrive.
7. Et pour réussir, trompez-vous !
LA SITUATION : Dans la course à la réussite, une erreur ou une fragilité peut briser l’élan et nous faire trébucher, touchant, en premier lieu, notre estime de soi. Encore faut-il se mettre d’accord sur ce qu’est la réussite.
LA METHODE DE SAINT-BENOIT : « Pour qu’un projet puisse aboutir, il faut trois éléments indispensables, explique frère David. Une communauté, une règle et un abbé. Soit un groupe uni vers un but clairement formulé, des règles simples et admises par tous pour faire réussir le projet et un chef reconnu légitime qui assure la coordination et la réussite du projet. Mais lorsqu’un projet échoue, les réactions vont du découragement à l’accusation de l’échec (rarement à soi, toujours aux autres !). On sclérose aujourd’hui les salariés, qui craignent de se faire “allumer” et refusent les responsabilités. Ils devraient au contraire pouvoir être capable de prendre des décisions de là où ils sont, sans être sanctionnés s’ils font des erreurs. » Or, l’erreur (non voulue, contrairement à la faute, volontaire) est le principal levier d’amélioration dans la conduite d’un projet. « L’erreur intervient dans la rupture de la dynamique du don. Quelque chose n’a pas été su, compris, transmis, poursuit frère David. À ce moment intervient le pardon. C’est beaucoup plus que le droit à l’erreur mais ça veut dire qu’on doit être capable de reconnaître ses erreurs et d’en être remercié, dans un triptyque don-pardon-communion qui permet d’avancer. »
Une chaîne rétablie au service du bien de la communauté mais qui prend en compte les besoins, les talents, et les limites de chacun. C’est peut-être ça, le secret de la Règle : ce discernement qui permet de nommer les écarts, de les reconnaître, et de faire de la vie en communauté, et l’entreprise en est une, bien autre chose qu’un enfer.
Le conseil : Revenir systématiquement et collectivement sur les erreurs et les échecs d’un projet en s’interdisant de rejeter les fautes sur tel ou tel mais en essayant de trouver d’« autres possibles » qui pourront être tentés la fois suivante. Et pour trois erreurs, essayer de dégager trois éléments qui ont marché et apporté de la joie.
Pour aller plus loin
Un mouvement
Les Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC)sont un mouvement œcuménique français qui rassemble plus de 3 200dirigeants et chefs d’entreprise de toutes tailles et de tous les secteurs d’activité de l’économie française. Il s’attache à jeter des ponts entre spiritualité et entreprises.
lesedc.org
Un documentaire
La Règle et la communauté, vivre ensemble longtemps. Ce documentaire coproduit par KTO, disponible en rediffusion sur YouTube et ktotv.com, illustre l’importance et les richesses de la Règle pour les moines et moniales d’aujourd’hui. Des témoignages, dont celui du père David, rythmés par de nombreux chants apaisants. Une belle manière de poursuivre la découverte.
Documentaire de Thibault Férié, 2017, 52 mn.
Un livre
Les Bénédictins
Ce riche commentaire historique de la Règle de saint Benoît retrace l’histoire de la vie bénédictine. Une exégèse passionnante de ce texte majeur, qui a mobilisé onze spécialistes, moines et chercheurs. Sous la direction de Daniel-Odon Hurel, Coll. « Bouquins », Robert Laffont, 1 344 p., 32 €.
Comment nous l’avons fait
Dans ce dossier, nous voulions éviter une succession de cas trop singuliers et vulgariser la méthode monastique appliquée au management d’entreprise dans des situations pouvant concerner aussi bien dirigeants, salariés, que toute personne impliquée dans un projet (associatif, de bénévolat…). Après avoir épluché la vaste bibliographie et filmographie sur le sujet et commencé nos rencontres, nous nous sommes rapprochés du mouvement des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC), travaillant depuis des années sur cette thématique. Son équipe nous a orientés vers plusieurs intervenants pour approfondir les mots clés essentiels de cette approche.