Conversation initialement parue dans La Croix L’Hebdo du 17 avril 2020. Propos recueillis par Stéphanie Janicot et Stéphane Bataillon
Avec 14 millions d’albums vendus depuis sa création en 1983, « Le Chat » a popularisé l’art d’un dessin d’humour détaché de l’actualité immédiate. Alors qu’une exposition à ciel ouvert sur les Champs-Élysées était prévue, reportée du fait de la crise sanitaire du Covid-19, rencontre avec le créateur du félidé, Philippe Geluck.
La Croix L’Hebdo : Vingt statues du Chat en bronze seront bientôt installées sur les Champs-Élysées. L’exposition aurait dû débuter le 10 avril avant de poursuivre vers Bordeaux ou Mulhouse, mais a été reportée à cause du coronavirus.
Philippe Geluck : Quelle histoire ! C’est un travail de plusieurs mois remis en question : nous étions en train d’envoyer les invitations pour l’inauguration. Mais ce n’est rien bien sûr par rapport à cette situation inédite qui nous arrive à tous. Fort heureusement, le mode de financement de cette exposition évite la catastrophe économique : les villes ne payant rien, toute la fabrication et la logistique de l’exposition ont été supportées financièrement par la vente des statues à des collectionneurs privés. J’ai renoncé à tout bénéfice pour pouvoir rendre cet événement possible. J’espère que ce n’est que partie remise.
Vous exposez sur les Champs-Élysées des collectionneurs d’art, du mécénat… Votre personnage fétiche serait-il devenu une institution ?
P. G. : Non. Ce sont des sculptures joyeuses, comme celles de Niki de Saint Phalle et de Jean Tinguely (qui créait des machines qui me font rire). Je suis l’un des chefs de file de l’art rigolo (Rires) ! Dans l’art, l’humour est un contrepoint, une résistance au pouvoir. L’art officiel qui règne depuis l’Antiquité est toujours extrêmement sérieux. Une apologie de la beauté, des puissants, des régnants. Le Chat, après d’autres, se veut un contre-pouvoir à cet art officiel. Trente ans avant le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, qui signe la naissance de l’art abstrait, des monochromes avaient déjà été imaginés par Paul Bilhaud ou Alphonse Allais, avec son monochrome rouge de 1882, Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge. Ce sont des monochromes, mais c’est juste de la déconne, et c’est cela qui fonde l’art abstrait. C’est exactement la même démarche pour moi, sauf que je suis humoriste. Après, il faut bien avouer que depuis le XIXe siècle, la caricature, la satire, le pamphlet lié à la liberté d’expression deviennent, eux aussi, des institutions.
Un de vos compatriotes, Magritte, a été une figure majeure de cet art humoristique…
P. G. : C’est lui, le chaînon manquant entre la peinture « classique » du surréalisme et le cartoon, avec des dessinateurs comme Steinberg, Chaval, etc. Il fait le lien. Sa peinture me raconte une histoire qui me fait rire, m’émeut, me touche.
Cet humour qui ose très loin, c’est typiquement belge ?
P. G. : Oui, les Belges ont une appétence et une facilité au second degré que tout le monde n’a pas. Ça semble être dans notre ADN. C’est également vrai pour les Tchèques, et toutes les petites nations qui ont eu l’habitude d’être moquées, méprisées ou martyrisées. Elles ont développé un humour de résistance qui leur est propre et qui est souvent de l’autodérision.
Votre père était distributeur de films et en importait beaucoup des pays de l’Est. C’était une culture que peu d’enfants devaient avoir…
P. G. : En effet. J’avais dans ma chambre des photos d’artistes qui étaient des grandes stars en Union soviétique. Quand ils venaient présenter un film à Bruxelles, mon père les invitait à dîner à la maison. Moi je venais dire bonsoir en pyjama et le lendemain, j’avais des photographies dédicacées en russe. Et mes copains me disaient « mais c’est qui ? » et moi, tout fier « de grands acteurs ! ». J’étais le seul enfant dans tout l’Occident à avoir des photos de ces acteurs-là. Cela donne effectivement un truc que les autres n’ont pas. À l’école, j’essayais de convaincre mes amis que Gagarine était le plus grand héros que la Terre ait porté, que les Américains dans l’espace c’était rien que des copieurs. Mon père était quelqu’un de très drôle. Il fréquentait les acteurs du Printemps de Prague. Il nous racontait les histoires qui se disaient là-bas sous le manteau. De l’humour de résistance au pouvoir.
Quand j’ai vu le film Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes, je me suis dit « mais c’est mon enfance ! ». Les seules fois ou j’allais au spectacle avec mes parents c’était pour voir le cirque de Moscou, les ballets d’Igor Moïsseïev ou les chœurs de l’Armée rouge. Le seul chanteur français dont on avait un disque à la maison c’était Jean Ferrat. Et pas droit au Coca, au Monopoly. Je n’ai jamais vu un seul Walt Disney de toute mon enfance. Je regardais La Petite Taupe, un dessin animé tchèque magnifique, mais que ça… et les films de Jiri Trnka. Je pouvais moins en parler à l’école. C’était une caricature.
Cela vous a apporté quoi ?
P. G. : Je n’avais pas le recul nécessaire pour voir à quel point ils se fourvoyaient dans leur enthousiasme pour ce projet politique. Mais leur sincérité, leur humanisme, leur esprit de solidarité (ils étaient militants communistes sans avoir jamais pris leur carte au Parti) m’a touché. Ils étaient épris de liberté, de pacifisme, de fraternité. Quand j’ai commencé à très bien gagner ma vie, j’étais un peu gêné par rapport à eux, donc j’ai tout de suite complété leur retraite. Et quand on a acheté un bâtiment à Bruxelles avec ma femme, on n’a pas osé le leur dire. Parce que j’avais été élevé dans l’idée que les propriétaires étaient des salauds, que les gens qui gagnaient de l’argent étaient forcément des ordures et qu’il n’y avait de solution que dans le salaire égal pour tous. Mais mon travail générait des droits d’auteur. Olivier de Kersauson m’a dit un jour : « C’est l’argent le plus noble qui soit puisque tu apportes du bonheur aux gens, tu ne prends rien à personne et c’est proportionnel au succès que tu as. » Au bout d’un an, j’ai pris mon courage à deux mains pour aller leur dire. Et évidemment, ils étaient fous de joie !
Comment est né Le Chat ?
P. G. : En 1980, j’épouse ma femme et pour remercier nos amis, je dessine un petit carton qui nous représente, elle, et moi en chats, l’un chevauchant l’autre. Le mâle portait des lunettes rondes pour que l’on voie sans peine qui était qui. C’était des chats parce que j’avais fait des croquis préparatoires avec des lapins et des chiens. Les lapins, c’était un peu trop facile, les chiens, ce n’était pas joli. Les chats, ça a fait rire tout le monde. Trois ans plus tard, notre fils, Antoine, naît. Je redessine les deux chats avec le bébé chat devant eux. Deux mois et demi plus tard, un ami journaliste au Soir, Luc Honorez, me demande d’envoyer des idées pour une rubrique régulière qu’ils projetaient de lancer dans le quotidien. Il me dit « ça pourrait être bien pour toi ». Le journal tirait à l’époque à 350 000 exemplaires. La veille de la date de rendu, il m’appelle et me dit « c’est demain ». Et je lui réponds « oui, oui, je t’apporte cela au journal ». En vérité, j’avais complètement oublié ! Le soir, nous mettons le petit au lit, ma femme, fatiguée, va se coucher, et moi je commence à « crobarder » des choses. Et c’est là que je dessine pour la première fois non plus un chat mais Le Chat. Je lui mets un manteau, une chemise et une cravate, je lui fais dire deux trois conneries, pas transcendantes mais pas mal, je fais deux trois strips et je me dis « tiens, tiens… ». Je monte dans notre chambre, ma femme ne dormait pas encore, je lui montre et… elle se marre. Je me dis que c’est bon signe. J’apporte donc le travail comme convenu à la rédaction, et l’après-midi, ils me rappellent et me disent : « C’est toi qu’on a choisi. » J’ai appris plus tard que, ce 3 mars à 22 h 30 où j’inventais Le Chat, Hergé mourait en grand secret dans une clinique bruxelloise. Il y a une espèce de signe ! C’est là que je suis troublé quand je dis que je suis athée convaincu. Je sens de plus en plus qu’il m’a mis une main sur l’épaule, en me disant : « Maintenant fiston, c’est ton tour. »
Vous avez choisi une forme d’art, le comic strip qui est plus américain que français.
P. G. : Oui, et qui a été porté à des sommets : Peanuts (Snoopy) de Charles Schultz, Hägar Dünor de Dick Browne. Mais je n’ai pas fait que du strip. Il y avait aussi du dessin et de la planche (page complète de bande dessinée, NDLR). C’est ce mélange qui a permis au Chat d’exister, avec aussi ses invités récurrents, comme la Vénus de Milo, Roger le barman, les femmes en burqa, les vieilles gravures détournées… Ils viennent agrémenter le rythme, pour ne pas avoir toujours le même personnage qui pourrait finir par devenir roboratif.
Que désiriez-vous faire en créant Le Chat ?
P. G. : D’abord faire rire. Mais je me suis rendu compte en cours de route que faire rire pouvait aussi faire réfléchir. La transmission est aussi quelque chose de fondamental. J’ai fait une exposition au Musée en herbe pour les enfants où Le Chat permettait, en les commentant, les détournant, de faire découvrir aux plus jeunes les chefs-d’œuvre de l’art. Quand je pouvais me cacher dans un petit coin et voir les gens rire devant les tableaux, voir les enfants, les entendre dire à la sortie « wouah, c’était génial ! Quand est-ce qu’on retourne au musée ? », j’étais heureux. Si je peux apporter ça, donner le goût de l’art à des mômes et à des futurs adultes, en dehors de ce que j’essaye d’apporter sur le rire, la réflexion, le point de vue sur le monde dans lequel je vis, c’est bien.
Pourquoi Le Chat touche-t-il autant les gens ?
P. G. : Il a une tête plutôt sympathique, il ne cherche pas les compliments, il est gros physiquement. Il a ce côté Obélix ou Achille Talon. Les gens sont heureux de se laisser prendre par son humour, qui moque gentiment nos petits et grands travers, avec un bon sens populaire. Souvent les gens me disent : « Là, c’est un truc auquel j’aurais pu penser, mais vous avez réussi à le formuler. » Et puis son côté gros nounours plaît aussi aux enfants, même si ce n’est pas eux que je vise quand je dessine. J’ai des lecteurs de 8 ou 9 ans qui sont passionnés par Le Chat et qui ne le lâcheront plus de toute leur vie
Le rapport à la langue est important dans vos gags…
P. G. : Avant de l’inventer, je produisais des dessins d’humour noir, grinçants, mais muets, sans personnage récurrent. Quand Le Chat est né, j’ai découvert le verbe dans sa formule écrite : l’aphorisme, la punchline, l’efficacité du mot, sans me priver de jeux sémantiques. Je n’aime pas l’expression « jeu de mots », il y a un côté calembour un peu gras, je préfère le « jeu sur les mots ». Mon ami et maître Siné considérait que le meilleur dessin d’humour possible était un dessin muet. Une situation qui fasse rire et qui soit universelle. Pour moi, le plus grand dessin de tous les temps est celui de Chas Addams (créateur de La Famille Addams) sur lequel un skieur en observe un autre dont les traces passent à droite et à gauche d’un grand sapin sans qu’il comprenne comment cela a été possible. Ça, c’est le dessin parfait.
Les attentats de Charlie Hebdo ont-ils changé quelque chose dans votre manière de travailler ?
P. G. : Ce jour-là, j’étais dans mon atelier, et avant de m’effondrer en larmes, j’ai dit une chose à mes collaborateurs : le temps de l’insouciance est terminé. En dehors du chagrin effroyable que cela représentait, de l’indignation, et la constatation qu’on avait assassiné des génies irremplaçables, je me suis dit qu’il ne fallait pas se laisser bâillonner et qu’il fallait continuer à exercer son métier comme avant. Je n’ai rien changé dans ma façon de m’exprimer. Je dirais presque « au contraire ». Mais il y a une limite que je ne franchirai jamais, c’est de représenter le prophète de l’islam. J’ai toujours trouvé ça vain et dangereux. Ce serait se suicider que de le refaire. Je trouve qu’il faut prendre garde à ne pas blesser des gens pacifiques et sincères qui n’ont pas forcément la même culture, la même formation à la liberté d’expression, à une époque où Internet diffuse tout et n’importe quoi à travers la planète en trois secondes. Par contre, je représente toujours des femmes en burqas qui se confrontent à des problèmes X ou Y, je continue à parler de toutes les religions.
Dans votre album La Bible selon Le Chat, on sent un intérêt fort pour les religions, vous qui vous êtes toujours revendiqué athée…
P. G. : Les religions m’intéressent pour leur histoire, pour leur influence sur les sociétés, pour leur alliance au pouvoir politique et militaire, pour la dangerosité de certaines de leurs doctrines. Et en même temps, je reconnais les bienfaits qu’elles ont pu avoir sur l’angoisse individuelle, les gens qui se demandent pourquoi ils sont là, pourquoi ils souffrent, pourquoi ils en prennent plein la gueule. Et que ça aide sûrement des gens à traverser une existence de merde. Mon point de vue est que malheureusement, une fois que la mort arrive, c’est terminé. Mais s’interroger là-dessus reste un exercice philosophique qui me passionne. Je ne veux donner de leçons à personne, je ne veux pas cacher mon athéisme, pas non plus en faire du prosélytisme. Il me sert surtout à rester insolent. Je pense que si j’avais été profondément catholique – ou autre –, je n’aurais pas ce détachement face à tout. Je pense que le philosophe est plus libre dans sa tête s’il est athée que s’il est très croyant.
Entre les dessins plus acides de vos débuts, ou ceux que vous réalisez actuellement pour le mensuel satirique Siné Mensuel, et Le Chat, quel type d’humour vous ressemble le plus ?
P. G. : Les deux. Il y a cette part un peu plus tendre et poétique dans Le Chat. Ces dessins très durs et grinçants que je produisais de mes 13 ans jusqu’à la naissance du Chat correspondaient à une période où j’étais tourmenté. Même après la rencontre merveilleuse avec ma femme, j’avais en tête une angoisse de la mort qui m’obsédait depuis l’enfance, qui m’empêchait de dormir. Gamin, je lisais jusqu’à tomber de fatigue. C’est peut-être pour ça que je suis un bon lecteur ! J’imaginais le temps qui allait suivre la mort et qui me paraissait infini. Je me disais ça va être mille ans, puis 1 milliard, 10 milliards d’années de non-existence ! L’humour a été un baume sur cette angoisse-là, mais l’humour était grinçant. Je me souviens du jour et de l’heure où cette angoisse m’a quittée. C’est à la naissance de mon fils, le 2 janvier 1983, vers 20 h 30. Il pousse son cri et je me dis : « Mais c’est bien sûr ! Puisqu’un être vient à la vie, il faut qu’un autre la quitte. Sinon il n’y aura jamais assez de place pour tout le monde. »(Rires) À cet instant, j’ai admis ma propre finitude. Deux mois après, Le Chat naissait. Plus apaisé, plus serein, je me rends compte que l’humour ne doit pas être obligatoirement monstrueux pour être drôle, mais qu’il peut aussi être simplement poétique. J’ouvre l’éventail à ce moment-là. Un éventail ouvert rafraîchit, un éventail fermé est contondant. On peut l’utiliser pour frapper.
Vous pensez avoir été gâté par la vie ?
P. G. : J’ai eu de la chance. Déjà, mon nom, Geluck, veut dire chance ou bonheur en flamand. Quelque part, je ne pouvais pas faire autrement ! Mais très bizarrement, la plupart des choses qui me sont arrivées m’ont été proposées. J’ai eu le choix de dire oui ou non. Le théâtre, le journal Le Soir, Ruquier, Drucker… C’est juste magique.
Cette exposition sur les Champs, c’est peut-être la première fois où je suis à l’origine de la proposition. J’ai eu une enfance heureuse dans une famille aimante. Pas de tragédie, mais nous n’avions pas beaucoup de sous. J’ai souffert de mettre des vêtements qui ne me plaisaient pas. Comme cet immonde manteau vert soviétique trop grand, gagné par un voisin à la tombola du Parti et qui m’est tombé dessus. Je n’ai pas osé dire non et l’ai porté pendant plus d’un an, avec la toque de fourrure ramenée d’URSS par mon père. À 13 ans, c’est une souffrance !
L’humour, c’est un moyen de ne pas être dupe des idéologies ?
P. G. : Sans doute. L’humour permet de traverser les moments les plus épouvantables que les humains puissent connaître. Nous étions deux familles dans la même maison, il y avait deux filles du même âge que mon frère et moi. Leur mère a été élevée au rang de Juste, car elle avait sauvé 700 enfants juifs pendant la guerre. Tous les amis de mes parents étaient des juifs progressistes, athées, beaucoup de rescapés des camps. L’un d’eux m’a dit que rire de leurs tortionnaires en les ridiculisant, entre eux, dans les camps, était l’une des choses qui les avaient fait tenir et que ceux qui avaient perdu cette faculté avaient lâché la rampe. Je trouve cela bouleversant. Avec mes pitreries, je ne me compare pas à ça, mais la démarche est forcément identique. L’humour aide à vivre, à survivre. C’est une des façons de réfléchir le monde, c’est peut-être l’une des branches de la philosophie.
Et c’est quoi, la philosophie du Chat ?
P. G. : Le Chat est un Confucius de bistrot. D’ailleurs, peut-être que Confucius allait au bistrot, peut-être qu’il disait des trucs avec un verre dans le nez, on ne sait pas (Rires). Sa philosophie serait que rien n’a d’importance puisque tout est éphémère. Sauf les autres. Parce que notre relation aux autres est ce que nous avons de plus important. Il pourrait aussi se dire que tout est risible, et surtout le plus sérieux, le plus erratique et le plus important. En préparant le catalogue de l’exposition qui consacre un chapitre à l’histoire de l’humour dans l’art, je me suis souvenu de Triboulet, le bouffon de Louis XII puis de François 1er. Il était génial, le roi l’adorait, mais avait fixé une limite à ne pas franchir : n’évoquer ni la reine ni ses maîtresses. Triboulet, bien sûr, déroge un jour à cette règle. Le Roi le condamne à mort. Mais comme il l’aimait beaucoup, il lui offre la possibilité de choisir la façon dont il voudrait mourir. Et Triboulet répond : « Sire, je voudrais mourir de vieillesse. » Et l’autre rit tellement qu’il commue sa mort en bannissement. C’est génial. La philosophie du Chat, c’est ça : c’est de se dire qu’il y a une pitrerie qui se trouve derrière chaque chose.
Vous ne vous lassez jamais du Chat ?
P. G. : Non. Parce que je ne suis pas encore au bout.
En France, il y a moins de dessinateurs à l’image de Chaval, de Sempé ou même de Siné, et cela date d’avant les attentats de Charlie. Pourquoi selon vous ?
P. G. : C’est un métier qui a un peu disparu. Dans les journaux, il y avait du dessin humoristique qui n’était pas du dessin d’actualité, comme dans Le Canard enchaîné ou Siné Mensuel aujourd’hui. Il y avait de l’humour gentillet qui ne me plaisait qu’à moitié, mais, à côté de ça, des gens comme Bosc, Trez, Kiraz, Mose… Aujourd’hui, il y a encore Sempé, Voutch, Lefred-Thouron. Je ne sais pas pourquoi, c’est peut-être passé de mode, comme les speakerines, je trouve ça dommage.
Comment jugez-vous l’humour actuel, omniprésent sur les réseaux comme Twitter ?
P. G. : Quand c’est bien, c’est bien. Mais quand c’est pour lire les saloperies qui se racontent… Un jour, après les attentats de Charlie, il y a eu une polémique sur certains propos que j’avais émis (1). J’ai commencé à voir ce qui s’y disait. Et cela m’a donné la nausée de voir que des gens pouvaient exprimer des choses aussi violentes et glauques, souvent de manière anonyme. J’ai pris ce jour-là la décision de ne plus jamais aller voir ces trucs-là. Et depuis, pour moi, ça n’existe plus. Quand on dit : « Oui mais l’Internet, c’est un espace de liberté… » Mon œil ! C’est un espace, certes, mais la liberté est quelque chose de noble, et les appels à la haine doivent être sanctionnés par la loi.
Une chose est pour moi inadmissible, c’est l’anonymat. Il faudrait une loi universelle qui impose la responsabilité de chacun vis-à-vis de ses propos. Sinon, pour moi, c’est exactement la même chose que de publier des journaux qui reprennent les graffitis sur les murs des chiottes. Si c’est ça la liberté de la presse, très peu pour moi. On peut dire des choses énormes, mais il faut les assumer. Sinon, c’est de la lettre anonyme, c’est du corbeau, c’est de la saloperie, point barre. Et c’est la seule règle qui vaille selon moi.
Le Chat est-il engagé ?
P. G. : Oui. Il est porte-parole sur plusieurs sujets depuis très longtemps. Je suis moi-même très sensible à la cause écologiste depuis que j’ai 16 ans. À l’époque, je lisais René Dumont qui, de manière prophétique, annonçait tout ce qui est en train de se passer. Personne ne l’a écouté. Il a fait un mauvais score aux élections présidentielles en 1974. L’écologie en France n’a jamais été prise au sérieux. Dans l’exposition, trois sculptures évoquent des problèmes d’aujourd’hui qui me tiennent à cœur, tel ce Chat en Atlas portant une terre bourrée de déchets en plastique ou ce Chat-Martyre de saint Sébastien, transpercé non pas de flèches mais de crayons sur lesquels sont venus se poser des oiseaux. « Hommage à mes confrères assassinés », dessinateurs, journalistes, photographes. Un aspect plus grave mais qui fait partie de mes préoccupations et de l’expression du Chat.
À quoi tient votre parcours, finalement ?
P. G. : Ce qui a traversé le tout, c’est l’humour. C’est mon sparadrap du capitaine Haddock. Un père très drôle, un grand-père hilarant, un arrière-grand-oncle acteur qui était, paraît-il, à se tordre et qui a fait carrière à Broadway… Il y a une espèce de tradition familiale indéniable. Et les seules fois où j’y ai dérogé, pour certains rôles sérieux dans des pièces du théâtre élisabéthain ou de Brecht, ou des téléfilms dans lesquels je jouais soit un assassin d’enfant ou un terroriste, je n’étais pas vraiment heureux. Il y a des artistes qui adorent faire des choses ennuyeuses, parce qu’ils se disent sans doute que si le public ne comprend pas, c’est que ça aurait l’air intelligent. C’est un piège dans lequel certains tombent. Comme si être accessible était un peu vulgaire. Frédéric Dard a beaucoup souffert de ça. Il était l’un des auteurs les plus lus de la langue française, mais il était méprisé par l’intelligentsia. Et dieu sait si son œuvre est importante. Ou Louis de Funès, qui invente un personnage génial et universel : odieux avec les faibles et totalement servile avec les puissants et qui n’existe même pas dans la commedia dell’arte.
Vous avez un chat ?
P. G. : Ça, c’est ma vie privée ! Mais j’ai un excellent rapport avec les chats. Ils viennent toujours vers moi.
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Ses dates
7 mai 1954. Naissance à Bruxelles.
22 mars 1983. Le Chat apparaît pour la première fois dans les pages du journal Le Soir. Très vite, il devient la mascotte du quotidien.
Octobre 1986. Le premier album du Chat paraît aux éditions Casterman.
1999. Début de son rôle de chroniqueur à la télévision, dans « Vivement dimanche prochain » avec Michel Drucker, et poursuite de sa collaboration avec Laurent Ruquier sur Europe 1.
2003. Première entrée de la bande dessinée à l’École nationale des beaux-arts de Paris, avec une grande exposition qui lui est consacrée.
2016. « L’art et Le Chat », une exposition d’introduction et de détournement de l’art à destination des enfants (et de leurs parents) est inaugurée au Musée en herbe, à Paris.
Juin 2020. Exposition de statues prévue sur les Champs-Élysées puis tournée dans plusieurs villes de France.
Catalogue de l’exposition : Le Chat déambule, Casterman, 160 p., 35 €.
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Votre lieu
P.G : Ma maison en Italie. Elle se trouve en Ombrie. Il y a vingt-cinq ans qu’on l’a achetée avec ma femme. On ne l’a pas payée très cher, parce que l’Ombrie est inconnue, mais on a vue sur la Toscane qui, elle, est hors de prix ! J’y vais tous les étés, j’y crée non plus des dessins mais des moments de vie. Je cuisine.
Votre idole
P.G : Frédéric Dard. Quand je m’emmerde en lisant un roman français actuel, je voudrais bien relire un San Antonio, mais je les connais tous par cœur ! C’est un écrivain de génie, j’ai eu la chance de vivre une belle amitié avec lui. Il parle du Chat dans un de ses romans, c’est ça la vraie consécration. C’est quelqu’un auquel je pense. Il me manque.
Votre œuvre préférée
La cantate BWV 25. Quand j’écoute cette cantate de Johann Sebastian Bach, Es ist nichts Gesundes an meinem Leibe (« Il n’est rien de sain en ma chair »), je tombe par terre !
Votre chanson pour la vie
Pour la vie ? Yesterday, des Beatles. Encore un oxymore !
À quel moment vous êtes-vous senti devenir adulte ?
J’attends toujours ce moment avec curiosité.
Stéphanie Janicot et Stéphane Bataillon
(1) Une semaine après les attentats, Geluck avait qualifié de « dangereuse » la couverture de Charlie « Tout est pardonné », représentant Mohammed portant une pancarte « Je suis Charlie », tout en précisant « mais je la comprends ».