Article paru dans le quotidien La Croix le 28/01/2019.
La 46e édition du Festival d’Angoulême, qui a couronné Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, de l’Américaine Emil Ferris, a remis à l’honneur une bande dessinée profonde mais accessible, et un art désormais mondial, capable de raconter des destins particuliers au-delà des cultures.
Angoulême (Charente) De notre envoyé spécial
D’un dialogue, d’un trait et de cases en bulles, c’est un art riche d’expériences vécues, venues de toutes les latitudes, qu’a donné à voir et à entendre un festival renouvelé. « J’ai laissé mon père gravement malade pour venir ici, nous avouait le Danois Halfdan Pisket, quelques minutes avant de gagner le Fauve de la meilleure série pour Dansker (Presque Lune), biographie terrible d’un père ayant vécu une vie de fuites et de violences. Ce livre a changé sa vie. Quand on lui a demandéd’intervenir à l’université pour commenter mon livre et raconter son histoire, il a pleuré pendant deux jours. Il était enfin fier. »
Même émotion pour Émilie Gleason, prix révélation pour Ted drôle de coco (Atrabile), album racontant avec tendresse et humour la vie de son frère autiste, atteint du syndrome d’Asperger. « C’est tellement difficile au quotidien, si ce livre peut aider à changer les choses, à remettre en lumière un thème totalement occulté… »
Après plusieurs années de turbulences financières et politiques qui avaient pu mettre en danger son existence, le Festival international de la bande dessinée a donc connu une 46e édition apaisée et ouverte. Une nouvelle direction artistique, menée par Stéphane Beaujean, a proposé des expositions équilibrant les classiques – le maestro italien Milo Manara, les 80 ans de Batman, les Éditions Futuropolis ou Tom-Tom et Nana – et les modernes – du Français Jérémie Moreau à l’Israélienne Rutu Modan, en faisant un détour par les planches débordantes d’inventivité graphique du Japonais Taiyo Matsumoto.
Ni trop grand public ni trop pointue, cette programmation visait à éviter les polémiques et faire tomber les cloisons entre comics américains et mangas japonais, entre bande dessinée « tout public » et récit graphique plus spécifiquement adulte. Un thème permettait de les réunir : la plongée dans une expérience authentique.
Même Batman, superhéros de pure fiction, fêtant ses 80 ans avec une exposition, n’a pas échappé pas à cette veine biographique. Le témoignage de l’un des scénaristes du héros, Paul Dini, bouleversa l’auditoire. Une agression dans la rue il y a quelques années le fit tomber dans une dépression profonde qu’il décida de mettre en scène dans un album, Dark Night. Une histoire vraie (Urban Comics), mêlant ses personnages à sa propre reconstruction. Une preuve originale de la force cathartique de la fiction.
Encensé par la critique mondiale, le journal intime Moi, ce que j’aime, c’est les monstres (Monsieur Toussaint Louverture) de l’Américaine Emil Ferris a été, sans grande surprise, couronné du Fauve d’or du meilleur album. Ce roman au style agressif de plus de 400 pages, dont on peut regretter la narration parfois emphatique, est fondé sur des souvenirs d’enfance et une fascination pour les créatures bizarres.
En parallèle, une intense campagne de lobbying sur les réseaux sociaux a permis à la Japonaise Rumiko Takahashi de remporter le grand prix (La Croix du 18 janvier). Elle devient ainsi la deuxième femme présidente du festival après Florence Cestac en 2000, et sera donc à l’honneur en 2020. Une double satisfaction pour toutes les voix qui demandaient ces dernières années que la place des femmes dans la profession soit mieux valorisée.
Stéphane Bataillon