Article paru dans le cahier Livres&idées du quotidien La Croix, 27 août 2009
Entre espoir et fureur, Colum McCann replonge dans le New York du milieu des années 1970 en suivant l’extraordinaire traversée du funambule Philippe Petit entre les Twin Towers
En ce matin du 7 août 1974, les New-Yorkais pensent être frappés d’hallucination collective : un homme marche dans le ciel. Le funambule Philippe Petit vient de s’élancer sur un câble tendu entre les deux tours du World Trade Center. Maintenu en équilibre par un simple balancier, il danse dans le vide à 400 mètres d’altitude. Un songe éveillé, dans une Amérique qui sort d’un cauchemar. Une période noire marquée par l’assassinat de Kennedy et par la guerre du Vietnam. Deux jours plus tard, le 9 août, le président Nixon démissionnera à la suite du scandale du Watergate, et les Twin Towers, tout juste sorties de terre, deviendront les symboles d’un tout nouvel essor. Mais aujourd’hui, c’est lui, Philippe Petit, qui incarne avant d’autres le rêve d’un avenir. En bas, dans la chaleur étouffante, la foule retient son souffle.
L’exploit, récemment retracé dans un documentaire (1), sert également de trame au cinquième roman de l’Irlandais Colum McCann. Il en retrace chaque étape en y mêlant les récits de vie d’une dizaine d’habitants imaginaires de la mégapole. Prêtre, juge, artiste ou prostituées, rien, a priori, ne semble les rapprocher. Changeant de style pour chaque histoire, McCann renforce cette impression et paraît alimenter le mythe d’une ville saturée et violente, où personne ne s’arrête jamais. « New York. Tous ces gens. Vous êtes-vous jamais demandé ce qui nous fait tenir ? », s’interroge l’un des personnages.
Pourtant, tous vont se croiser et se rejoindre, attirés par l’énergie folle d’une cité qui dévore l’espace et a pour objectif de soumettre le temps, dans un instant présent qui durerait toujours. Car au-delà de l’histoire et de la ville, une expérience commune les rassemble, celle de la déchirure : Claire, face à la perte de son fils mort à la guerre, assourdissant silence dans les appartements feutrés de Park Avenue. Tillie, prostituée, qui n’a pas réussi à sauver sa fille des souteneurs du Bronx ; ou encore Corrigan, un prêtre-ouvrier qui a contracté un « pacte avec Dieu pour mieux repousser le désir » jusqu’à rendre impossible l’éclosion de l’amour. Pour eux, le temps s’est suspendu, hypothéquant l’avenir.
L’écriture de McCann n’est jamais flamboyante, il n’en a pas besoin. Ces bribes d’existences ne prétendent pas rivaliser avec le coup d’éclat du poète funambule. Colum McCann désire juste transcrire avec fidélité ces voix qui menacent de rompre et risquent, chacune à leur niveau, une exclusion du monde. Ce monde qui a trahi toutes leurs illusions et leurs rêves de justice. L’auteur leur offre une chance de recréer un lien en prenant comme prétexte l’incroyable événement. Comme si, le temps d’un livre, rêve et réalité jouaient à se confondre.
Un fil, donc, qui traverse le ciel. Unique trait de pinceau traversant la toile vide. Une forme d’invitation pour voir que, tout près, il reste des espaces libres. Qu’il faut les admirer pour mieux les investir à la seule condition de se poser un peu. Tel Fernando, jeune photographe qui cherche avec passion les graffitis cachés au plafond des tunnels du métropolitain. Explorant toujours plus les entrailles de la ville, il refuse lui aussi qu’elle limite ses désirs, entrave sa liberté.
Juste au milieu du câble, le funambule s’arrête. Reste immobile quelques secondes puis s’allonge doucement pour regarder le ciel. Il croit entendre monter les cris de la foule. Il sait avoir trouvé le silence parfait. En conquérant l’espace, il vient de réussir, volontairement cette fois, à suspendre le temps. Pour le lecteur, bien sûr, un autre bruit résonne. Une autre déchirure qui court en filigrane. L’effondrement des tours. Le mythe d’une Amérique invincible a implosé le 11 septembre, renversant notre monde. Certains y ont même vu une fin de l’histoire. Pour McCann, au contraire, « la littérature nous rappelle que toute la vie n’est pas déjà écrite : il reste tant d’histoires à raconter ». Ce roman en est la preuve. Une parabole pour accepter le délitement. Une approche lucide du lent travail de deuil, nécessaire et possible, pour distinguer ce qui subsiste. Pour découvrir, une fois la poussière retombée, que tous les liens rompus sont devenus racines. Et que l’on peut y puiser la force de reconstruire.
Stéphane Bataillon
(1) Le Funambule (« Man on Wire »), lire La Croix du 20 décembre 2008